Chondre et son billet L'Eté meurtrier a fait émerger pour moi le souvenir de la ferme où j'ai passé mon enfance. En réalité une partie de mon enfance et, en fait, ce n'était pas tout à fait une ferme.
Une partie de mon enfance, c'est-à-dire entre l'âge de huit ans (mort de ma grand-mère maternelle qui m'élevait) et de mes dix-sept ans, je crois, où nous avons déménagé. Une dizaine d'années donc, mais essentielles.
Pas tout à fait une ferme non plus. En fait cette maison appartenait aux Houillères du Bassin de la Loire, la société d'exploitation des mines de la région. Elle avait abrité mes grands-parents et, avant eux, mes arrière-grands-parents. Si la construction elle-même comportait bien tous les lieux caractéristiques d'une ferme, si les abords immédiats présentaient bien des près et des bosquets, l'horizon était, lui, masqué par un terril, cette montagne de scories qui s'entassait autrefois près des puits et que l'on peut encore voir fréquemment dans la région de St Étienne, et par des ruines d'installation dont l'activité avait depuis longtemps cessé.
Avant mes parents, j'y ai vu vivre ma grand-mère paternelle. J'allais la voir souvent, habitant dans le village tout proche avec mon autre grand-mère. La ferme , elle, était un peu plus isolée. Légèrement en contrebas de la route, elle s'appuyait à la pente très prononcée d'un pré, ce qui faisait que, du côté de la route, le rez-de-chaussée se retrouvait être le premier étage de l'autre côté.
Ce rez-de-chaussée côté route était occupé par les pièces d'habitation: une grande cuisine, traditionnelle pièce à vivre, que flanquait une souillarde de bonne dimension elle aussi, où ma grand-mère faisait égoutter ses fromages blancs et où mon père, plus tard, fit venir l'eau courante et installa un évier. Pas question encore, bien sûr, de salle de bains! Une chambre, très grande elle aussi, celle de mes parents, mais qui abritait également, dans un autre lit, mes deux petites sœurs et même nous, les deux garçons, si le climat se faisait trop rude en hiver: il faut dire que cette chambre était munie d'un bon poêle à charbon qui pouvait nous tenir au chaud presque toute la nuit. Une autre chambre, beaucoup plus petite, que nous occupions avec mon frère (là aussi un seul lit pour deux), mais uniquement en été car elle était trop humide dès les premiers jours de l'automne. Enfin, outre un long couloir donnant de l'extérieur sur la cuisine et dont nous calions la porte en été avec un obus récupéré d'une précédente guerre (ce qui nous valait parfois de nous retrouver "nez à nez" avec une vipère venue profiter du soleil sur le lino), il y avait la "salle", c'est à dire la salle à manger, où nous ne mangions jamais, sauf pour les communions ou les grands repas avec invités nombreux, ce qui était plus que rare. C'était un peu le centre sacré de la maison, comme un sanctuaire où l'on ne pouvait entrer qu'en se déchaussant, où les meubles devaient être régulièrement dépoussiérés et cirés, où étaient accrochés aux murs les seuls tableaux de la maison, dont un représentant un paysage qui me servit fictivement de lieu de séjour dans une rédaction où l'on me demandait de façon très originale de raconter mes dernières vacances. Comment faire autrement quand on restait les douze mois de l'année au même endroit? Tout en y étant très heureux d'ailleurs. Un dernier détail qui a son importance: la maison étant construite au-dessus de galeries de mine, rien n'y était droit et certains planchers penchaient vertigineusement. La meilleure preuve en était le niveau de la soupe dans les assiettes à la cuisine: ras bord d'un côté, laissant apparaître le liseré de décoration de l'autre.
Au sous-sol, mais de plain-pied derrière, on logeait les animaux. Nous n'eûmes que peu de temps des vaches mais j'ai toujours vécu entouré de chèvres et de moutons, de lapins, de poules et de canards, et bien sûr de l'inévitable cochon que l'on sacrifiait chaque année en hiver. Une année, une truie particulièrement impressionnante par sa taille et son poids nous réveilla en pleine nuit par son agitation alors qu'elle était en train de mettre bas. Heureusement, nous n'avions pas à sortir: la chambre de mes parents, par un escalier fermé assez raide communiquait avec l'écurie. Nous assistâmes ainsi à la naissance de quatorze petits gorets dont, à la fin, il ne resta que quatre, la truie, en se couchant, en ayant écrasé ou étouffé quelques-uns et s'étant réservé le droit, véritable Chronos porcine, d'en déguster quelques autres à ses moments perdus. Il y avait aussi le lieu où l'on entreposait le sel pour les bêtes, le grain pour les poules et la laine des moutons à nettoyer et à carder. Je me souviens encore de la forte odeur d'ammoniaque qui envahissait la maison le jour où mon père décidait de vider l'étable de son fumier de mouton. Il fallait ouvrir en grand toutes les fenêtres et sortir s'occuper au jardin en attendant que l'air, à l'intérieur, redevienne respirable.
Au-dessus de l'habitation, sous le toit, en mansarde donc, il y avait encore une autre pièce qui nous servit également de chambre, à mon frère et à moi (nous sommes les deux à avoir le plus voyager à travers la maison), où j'ai, à l'adolescence, composé mes premiers poèmes, jouer à touche-pipi avec Yvon, mon ami d'enfance, et provoqué un feu de cheminée en chargeant trop le poêle de fonte. Cette chambre donnait sur les prés par une minuscule fenêtre au bord de laquelle je fis ma première erreur de jugement: je me crus romantique en lisant Goethe! Jouxtant cette chambre, deux greniers: le premier servait à faire saucisses et saucissons et à les mettre pendre aux poutres pendant les mois d'hiver, avant qu'ils ne deviennent consommables. Le second nous était interdit car sans plancher véritable: seules des plaques d'isorel le séparaient de la pièce du dessous. On y entassait quelques vieilleries, dont le poste TSF de ma grand-mère, celui dont l'œil bleu m'avait si longtemps fait rêver. Au sommet de l'escalier conduisant à cet étage, ma mère avait garé sa vieille machine à coudre Singer, dont elle ne se servait guère, en ayant acquis une plus moderne, mais dont le mécanisme en forme d'acrobate reliant la pédale à l'aiguille me fascinait lui aussi.
Dans la cour de la ferme, à angle droit avec elle, une grange occupait tout un côté. C'est là que l'été venu, il fallait tasser le foin que mon père apportait sur son dos, avec une fourche comme unique instrument: nous n'avions pas les moyens d'avoir un tracteur et, de toutes façons, la pente du terrain nous aurait empêchés de nous en servir. Le plancher de cette grange reposait sur de petits pilotis, afin sans doute de l'isoler de l'humidité du sol. C'est là que, chaque année, les canes disparaissaient à la fin de leur "grossesse" et réapparaissaient bientôt suivies d'une armada de canetons de Barbarie, à la queue leu leu derrière leur mère qui s'empressait de les conduire à la mare au bas du pré pour les initier à la nage et aux barbotages en tous genres.
Puis, après la niche du chien, venait un petit poulailler où nous détestions devoir entrer à cause des poux qui immédiatement nous envahissaient et colonisaient nos jambes. En face, les clapiers et un vieux char dont le raffinement était un frein à main à manivelle et qui avait appartenu à mon grand-père. Contre un mur, une sorte de four où mon père faisait cuire les orties pour les cochons, et au milieu, devant l'entrée du jardin, un bâchat, c'est-à-dire un bassin de bois qui autrefois servait de lavoir à la ferme. Tout près se trouvait aussi une grande lessiveuse en aluminium qui, détournée de sa fonction première, permettait, en saison, de mettre dégorger les escargots que nous avions ramassés alentour et dont la bave suintait sous le couvercle blanc alourdi d'une grosse pierre.
Le jardin était mon endroit préféré, même si j'avais souvent à y travailler. Il nous permettait, à moindre frais, de subvenir à nos besoins alimentaires en fruits et légumes pour la majeure partie de l'année. Mais, à côté des haricots, tomates, salades et poireaux que ma mère y plantait et que nous avions à cueillir chaque jour au moment de la pleine production (mon père se chargeait des pommes de terre, dans un champ derrière le jardin), elle se réservait toujours un carré de terre pour ses fleurs: reines-marguerites, dahlias, glaïeuls, zinnias, qui faisait souvent l'admiration des voisins ou des promeneurs. Un jour, deux messieurs en voiture s'arrêtèrent devant le jardin et demandèrent à ma mère si elle voulait concourir pour les plus belles maisons fleuries, car, outre les fleurs en pleine terre, elle avait aligné des pots sur les murs et même, comme c'était la mode à l'époque, utilisé de vieux pneus d'automobiles pour en faire des jardinières, le summum de l'art étant représenté par un puits confectionné avec ces mêmes pneus et débordant de pétunias et autres fleurs multicolores. Ma mère refusa catégoriquement et, malgré l'insistance ces messieurs, ne revint pas sur son opinion. Ces fleurs, c'était pour son plaisir et celui de sa famille, pas dans le but de gagner un quelconque concours. D'elle, en tous cas, je suis sûr d'avoir hérité le goût des fleurs. Outre ces parterres fleuris, le jardin possédait aussi une tonnelle de vieilles roses sous laquelle je m'installais pour lire dès que j'en avais la permission et le temps. C'est là que j'ai passé mai 68, à mille lieues des événements qui agitait le monde d'alors. La partie du bas du jardin était occupée par les arbres ou arbustes fruitiers, cassis, groseilliers, pas de framboisiers, je ne sais pas pourquoi, et surtout le cognassier dont mon père transformait les fruits en pâte de coings pour laquelle encore aujourd'hui je me damnerais, et le prunier aux reines-claudes si sucrées et si chaudes sous le soleil d'été qu'il fallait les disputer aux guêpes avant d'en boire le fruit éclaté.
Je savais qu'en me lançant dans l'évocation de ce lieu de mon enfance, j'allais être long, que je ne pourrais pas ne pas faire ressurgir, au milieu de la description, certains souvenirs de ces années de jeunesse où, bien qu'un peu coupés du monde ou peut-être pour cela, nous fûmes si heureux, mes frères et sœurs et moi, dans un certain repli mais en famille, inclus dans ce cercle restreint que ma mère a toujours voulu former pour nous. C'est là que, plus âgé que les autres, j'ai cultivé mon goût de la solitude et ma propension à rêver un peu plus que de raison.
Cette maison fut démolie peu après notre déménagement (et alors qu'elle abritait encore un certain nombre de nos meubles). Les mines l'avaient vendue à la commune qui voulait , à sa place, installer un terrain de football et en profiter pour réduire la courbe du virage un peu plus loin. Quand mon père m'apprit la nouvelle de sa démolition prochaine, je me suis rendu sur place, seul, armé d'une énorme masse, j'ai fait une dernière fois le tour des pièces abandonnées et puis, la vue totalement brouillée par les larmes, j'ai tout cassé. Tout ce que j'ai pu brisé, je l'ai brisé, par respect pour cette maison qui avait abrité quatre générations de ma famille. Je ne voulais pas d'un étranger pour effectuer la mise à mort. Vitres, cloisons, cheminées, placards, j'ai tout réduit en miettes, et je suis parti sans me retourner et sans fermer la porte. Depuis, je peux habiter n'importe où.
mardi 7 avril 2009
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
5 commentaires:
A mon goût, l'un de tes plus beaux billets...
Je ne t'avais pas imaginé cette enfance-ci, même si à la lecture du billet de Chondre je me suis souvenu qu'effectivement beaucoup d'entre nous ont connu des parents ou des grands-parents qui tuaient eux-mêmes la poule ou le lapin.
Ton dernier paragraphe est particulièrement touchant.
Je l'ai écrit d'une traite, comme si je revisitais les lieux.
Son écriture m'a fatigué.
Quelle émotion...
Ton écriture est si foisonnante, et même, je dirais 'bouillonnante' qu'on a l'impression, peu à peu, au fil de la lecture, de voir les lignes prendre vie : la soupe qui penche, les pétunias qui foisonnent... (deux exemples parmi mille, qui m'ont frappé)
Vraiment exellente histoire tu devrait la publié
Enregistrer un commentaire