mercredi 29 avril 2009

Autobiographie.11: le livre ou le film qui m'a absorbé au point de me couper du monde


Là, aucune hésitation. Curieusement, ce n'est pas un livre auquel je pense d'abord mais un film, un film vu il y a très longtemps et peu revu depuis: Mort à Venise, de Luchino Visconti.

C'était au cinéma La Fourmi Lafayette, dans une de ces petites salles inconfortables à l'isolation imparfaite, où l'on entendait parfois les dialogues du film d'à côté si la conversation y était animée, où les vieux fauteuils recouverts d'un faux velours rouges menaçaient à chaque instant de s'effondrer sous le poids du spectateur et mettaient parfois même leur menace à exécution. Il n'y avait pas de ventes de sucreries, pas d'ouvreuses, toujours le même homme derrière le guichet, pas beau, pas gracieux mais un puits de science pour le septième art. Il n'y avait pas de projections avant le film principal, pas de publicité. Il fallait être à l'heure car on entrait tout de suite dans le vif du sujet.

Ces petites salles étaient rarement combles. C'était le soir du cinéclub italien qu'elles faisaient le plein mais, dans l'après-midi, nous n'étions jamais très nombreux. J'avais l'habitude de m'installer tout au fond, près de l'entrée des toilettes car le dernier fauteuil de la rangée n'avait pas d'autre siège devant lui. Je pouvais ainsi tout à loisir déplier mes jambes et m'avachir confortablement, si confortablement malgré l'état des lieux qu'il m'arrivait parfois de m'endormir au cours de la projection.

Pour Mort à Venise, je n'avais pas dormi une seule fois, saisi, emporté, transfiguré. L'arrivée du bateau dans la cité des Doges, l'exposition sans qu'on le sache du drame qui va se jouer côté hommes et côté ville, cette eau trouble que fend la coque avec, par dessus tout, la musique de Gustav Mahler qui se bat contre la trompe du navire.

La première fois, c'est Tadzio qui m'a fasciné. J'étais encore près de son âge et incomplet comme lui. Je vivais dans ma vie l'ambiguïté de ce personnage enfantin. Je ne le trouvais pas beau, simplement désirable. Le vieux monsieur qui le regardait me paraissait bien encombrant.

Ensuite, ce fut un être magnifique qui provoqua mon enthousiasme d'homme mûr. Lorsque je revis le film, des années plus tard, je compris enfin la douleur du professeur Aschenbach,admirablement interprété par Dirk Bogarde, la fêlure que provoquait en lui cette attirance impossible. J'avais moi aussi vieilli, les regards sur moi n'étaient plus les mêmes, il ne suffisait plus que je paraisse pour intéresser. Surtout, les fêlures étaient apparues, elles aussi, j'avais peu à peu compris l'impossible. Alors je ressentis véritablement, je pense, la vraie profondeur de ce film, la similitude entre le vieillard qui se farde pour oublier sa déchéance et la ville qui cache sa pourriture aux étrangers en villégiature au Lido. Le coup fut brutal mais salutaire.

Seul un autre personnage traversa les années sans que mon regard sur lui ne change. Une dame sous son ombrelle, au profil effilé, à la grâce indiscible, à la beauté fascinante: Silvana Mangano, la sublime qui n'a que très peu de dialogue dans le film mais dont la beauté éclabousse et durablement. Je revois tout en ce moment, son ombrelle, la lumière filtrée par le tissu, sa robe, sa coiffure, sa voix lorsqu'elle appelle "Tadzio".

Est-ce la première fois? Je le crois. Lorsque je sortis du cinéma, j'avais encore les yeux humides et la tête pleine de la musique de Malher. Je fus surpris de retrouver le soleil de fin d'après-midi et les klaxons des sorties de bureau. Sans doute mon esprit nota-t-il cela dans un coin retiré mais rien ne parvint à me sortir du rêve qui se poursuivait dans la rue. A tel point que je me retrouvai bien vite au milieu de la chaussée, sur l'une des trois voies du Cours Lafayette, encerclé de voitures que je ne vis que lorsqu'un bus, d'un violent coup d'avertisseur, me fit prestement regagner la terre ferme. Je n'étais plus au Lido, face à la mer où disparaît l'adolescent gracile. J'étais en plein embouteillage, à Lyon et il me fallait regagner le trottoir. Vite.

9 commentaires:

Olivier Autissier a dit…

Peut-être un jour essaierai-je de le revoir.
Les trois premières fois m'avaient tellement ennuyé. Je me demande si je ne suis pas seul à avoir ressenti cela.

Calyste a dit…

Étonnant, en effet!

Petrus a dit…

Un film qui m'a fait un peu la même impression, surtout que j'étais allé le voir avec quelqu'un de plus jeune dont j'étais amoureux, Grégory, cela m'a marqué...

Petrus a dit…

Au fait, bonne fête !

Calyste a dit…

Merci, Petrus, d'y avoir pensé!

kranzler a dit…

Le Roman, aucune restriction. Il m'a scotché à seize ans et j'en garde un souvenir plus que fort. Le film, je ne l'ai vu qu'il y a quelques mois. Je ne lui ai pas trouvé l'épaisseur que j'attendais. Une grande frustration, en somme. C'est peut-être Venise qui m'indiffère.

piergil a dit…

ça tombe bien, les pivoines sont en fleur... 'tit cadeau du jardin...

Kab-Aod a dit…

"J'avais moi aussi vieilli, les regards sur moi n'étaient plus les mêmes, il ne suffisait plus que je paraisse pour intéresser." (terrible constat dans lequel je me reconnais pleinement !)
J'avais beaucoup aimé le film. Et même si j'étais encore jeune, je m'identifiais surtout (ou déjà) à celui qui succombait "pitoyablement" à Tadzio. J'avais entrepris de lire la nouvelle qui avait inspiré Visconti, mais à l'époque je n'avais pas l'endurance suffisante pour avaler de la littérature allemande.
Je me souviens en revanche avoir utilisé ce film dans le cadre d'un devoir en terminal, où je devais imaginer un parfum (que j'avais nommé "Tadzio") et son flacon :)
Cependant, après l'avoir revu il y une douzaine d'années, un charme s'était rompu et j'avais trouvé que le film avait esthétiquement mal vieilli, malgré le sublime air de Malher.
(Je me souviens aussi avoir écrit un roman, "rien à dire", dont l'un des ressorts, inconsciemment, réactualisait ce thème, lui indémodable).
Maintenant que j'y songe, je me rappelle avoir vu un reportage sur le devenir de l'acteur qui avait joué le jeune garçon : sa jeunesse disparue, il n'y avait plus aucune trace de sa beauté. N'en restait que de la timidité et de l'humilité...

Calyste a dit…

Merci, Piergil. Tu sais que j'aime les pivoines.

Kranzler et Kab-Aod: moi, je suis comme Kab-Aod, je n'ai jamais pu terminer la nouvelle. Au bout de quelques pages, elle me paraissait lourde et sans rapport avec ce que je m'attendais à y trouver. Mais je pense avoir eu tort d'abandonner. Peut-être, un de ces jours... Moi aussi, j'avais vu un documentaire su ce garçon sorti des bas-fonds le temps du film et qui y était replongé immédiatement.
Je crois, finalement, que je préfère ne pas revoir ce film. Le fantasmer un peu me va bien.