Un élève de troisième est venu me voir, à la fin du cours de latin, ce soir, le plus sûr de lui, celui qui ne craint pas de parler aux adultes. Les autres se dirigeaient vers la porte, mais, à leur pas ralenti, je devinai qu'ils retardaient le moment de sortir, de se retrouver dans le couloir, qu'ils savaient eux aussi et espéraient ma réponse.
Qu'avait-il donc à me demander, à moi, leur professeur de latin, une matière que presque tous abandonneraient l'an prochain, pour d'autres options plus directement rentables ? Qu'est-ce qui les faisait tous s'attarder, en cette fin de journée où ils pouvaient encore un instant profiter du soleil revenu et faire les fous dans la cours, après des heures assis à leurs bureaux ?
Je m'étais levé et rangeais déjà mes affaires dans mon cartable. D'ordinaire, il n'y a déjà plus personne lorsque j'éteins les lumières et vérifie que les fenêtres sont bien fermées et le tableau propre. Le couloir lui-même est souvent vide quand je tourne la clé jusqu'au lendemain matin. Étrange, ce silence des écoles vides...
Face à moi, tous deux debout, il se lança alors. A sa voix, je compris que cela lui demandait un effort particulier, à lui, ce garçon si sûr de lui, à l'assurance proche parfois de la désinvolture. J'attendais, sans l'aider, que les mots sortent de sa bouche, je me façonnais le masque du professeur las de sa journée et acceptant encore de perdre quelques minutes à écouter sans doute une doléance. Ce n'en était pas une.
- Monsieur, vous nous racontez souvent des histoires dans vos cours. Nous aimons ça. Accepteriez-vous que nous vous appelions "le Père Castor" ?
J'aurais pu en rire, j'aurais pu, comme à mon habitude, manier cette ironie légère derrière laquelle je me réfugie lorsque les mots prononcés m'atteignent, en bien comme en douleur, mais je fus ému par sa demande. Car je me retrouvai aussitôt des années en arrière, lorsque j'étais moi-même lycéen, et m'apparut aussitôt la silhouette de ce maître tant aimé qui fut à l'origine de ma vocation. Professeur de latin, de grec et de français lui aussi. Un homme qui m'a tout appris de ce que je sais, l'essentiel pour le moins, à savoir aimer les mots et privilégier la curiosité. Un homme dont j'ai déjà parlé ici et à qui je dois tant.
Pendant ses cours, il avait lui aussi l'habitude de nous emmener soudain sur des chemins de traverse, de nous faire rêver des batailles de Rome et du miel de l'Hymète, des fleuves des Enfers et et des silences d'Andromaque, éplorée si loin de sa patrie. Qu'ai-je appris avec lui, sinon cet art de la fugue, cet amour des sous-bois où l'on croit se perdre alors que c'est là que l'on se trouve?
Sans le savoir, cet élève m'a procuré ce soir un des plus beaux plaisirs de ma vie d'enseignant. Ainsi serais-je devenu, un peu, juste un peu, pour quelques-uns, ce guide qui fait rêver en apprenant. Puissent-ils, ces enfants que je vais quitter bientôt, se souvenir de moi sous cet aspect-là et cultiver ce jardin qu'ils trouveront là-bas, tout là-bas, tout au fond de la sente.
lundi 27 mai 2013
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9 commentaires:
Quelle double chance ils ont, tes élèves, de suivre tes cours et de prendre conscience de leur privilège. J'ai tiré dix ans de latin et jamais n'ai éprouvé de plaisir à travailler cette langue parce que les textes que l'on nous imposait ne nous séduisaient jamais. Ce qu'il me reste: la capacité de dépiauter des mots de ma langue, ce que j'apprécie.
Dans toute ma scolarité, je chéris le souvenir de quatre enseignants: deux institutrices et deux professeures qui, chacune à sa manière, nous a fait rêver tout en nous apprenant. Comme avec ce vieux maître et comme toi, la faculté d'enseigner/ de faire comprendre le plaisir d'apprendre et de savoir est le cadeau à transmettre.
Jérôme
Et si je te demande pourquoi les commentaires sont restreints à ceux bénéficiant de comptes divers mais non variés, tu ne vas pas pouvoir me donner le plaisir d'apprendre quelque chose....
Hier soir je voulais te dire "Dors bien et fais de beaux rêves, Père Castor" mais l'ordi fraternel en a décidé autrement...
Bon pas grave, le souhait peut se répéter !
André: j'ai connu, comme toi, des traductions de textes plus ou moins insipides, concernant généralement les guerres de Rome (et ça ne manque pas!). Mais l'homme dont je parle avait la passion en lui et une culture immense. J'ai oublié les moments d'ennuis pour ne retenir que le plaisir des parenthèses.
Jérôme: j'espère quelquefois y être parvenu.
J'ai expliqué dans un billet précédent que j'avais bloqué les commentaires d'anonymes à cause d'une invasion de pubs et de commentaires pornos. Je les rouvrirai bientôt pour permettre à des gens comme toi de commenter sans gêne. Juste le temps que les indésirables m'oublient.
La Plume: Merci! La nuit fut bonne, même si courte comme d'habitude. Quant aux rêves, aucun souvenir. Mais réveil agréable, alors les rêves devaient l'être aussi.
C'est trop gentil, trop touchant, Père Castor !
Je me souviens d'un album qui m'a tant ému, encore maintenant, "Noix de coco et un ami", l'histoire d'un chien qui rencontre un homme seul...
Une beauté
Daniel: bonne idée d'en avoir extrait un petit texte chez toi!
Merdouille, j'avais fait un long commentaire passé aux oubliettes. Je suis furieux contre moi et je ne me sens pas le courage de recommencer. Juste un truc, j'ai appris grâce à toi ce qu'était Père Castor et je trouve que cela te va à ravir, compte tenu de ce que tu nous racontes depuis plusieurs années sur les bénéfices que tirent certains de tes élèves quand vous faisiez des enseignements mixant matières académiques et matières artistiques, manuelles et créatives. Bravo Castor fiber !
Cornus: ces expériences pédagogiques n'ont guère eu l'heur de plaire à la nouvelle direction. Je pense qu'à la rentrée prochaine, il n'en sera plus question. Heureusement, je ne serai pas là pour le voir.
Et merci à toi.
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