Il ne pouvait s'enlever les chiffres de la tête. Ce n'était pas une obsession, c'était une nécessité. Peut-être sa façon à lui de vouloir remettre un peu d'ordre dans le monde qui l'entourait.
Cela avait commencé quand il était tout jeune, à l'école primaire. Comme tous les enfants, il s'amusait à suivre sur le sol des lignes imaginaires, ou bien le rebord d'un trottoir, en faisant très attention à ne pas dépasser d'un côté ou de l'autre. Mais cela ne lui suffisait pas, à lui: il comptait aussi mentalement le nombre de ses pas, se disant que, s'il atteignait tel but fixé à l'avance, un trou dans la chaussée, le plus haut poteau d'une barrière de prés à vaches, l'unique banc de bois sur son chemin d'écolier, sa grand-mère serait encore vivante à midi lorsqu'il rentrerait.
Ensuite, il compta les fenêtres des immeubles dans la rue, les voitures qui le dépassaient avant qu'il n'arrive au carrefour, le nombre de marches d'escalier qui séparait le rez-de-chaussée de son deuxième étage, les foulées nécessaires en courant pour dépasser l'orangerie du parc... Il essayait bien parfois de se débarrasser de cette manie mais elle lui revenait inconsciemment et le décompte souvent était commencé avant qu'il ne s'en rende compte.
Il divisa ensuite cette litanie de nombres en séquences égales: tant de fois six marches pour grimper jusqu'à son appartement, tant de répétitions de douze foulées pour prendre le bon souffle à la course.. Tout en devint fragmenté, mécanique, rassurant pour lui, comme si les nombres avaient un pouvoir magique. Il savait bien que c'était faux, qu'il ne pourrait jamais confier son secret à personne sans risquer de passer pour un imbécile, mais rien n'y faisait. Il se surprit même à constater que, chaque fois qu'il regardait l'heure, il était 11h11, 9h09 ou 22h22.
Certains chiffres revenaient régulièrement dans sa vie, depuis toujours. Le 7 surtout, ce qui ne lui déplaisait pas. Il était né un 7 du mois, à 7h du soir, un dimanche. Ses parents habitaient au 7 de la rue, son père était mort alors qu'il avait 7 mois (et celui de sa mère lorsqu'elle eut 7 ans). Si l'on ajoutait les deux derniers chiffres de sa date de naissance, on obtenait encore 7. Sa ville de naissance avait 7 collines, comme Rome qu'il aimait tant.
Alors, il n'essaya plus de lutter et prit le parti d'en sourire. La seule chose qu'il ne pouvait pas compter, c'était le nombre de battements de cœur qui lui restait avant de lâcher son dernier soupir.
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7 commentaires:
Et il faisait des jeux de chiffres pour ses amis blogueurs...
Wouahou : Les toc... je pourrais t'en dire,des tonnes...
Je suis atteinte à peu près du même mal que toi, sauf que ce ne sont pas les chiffres pour moi mais les lettres. Ainsi pour moi, le V est une lettre qui jalonne ma vie.
Enfant, je me lançais des défis aussi incroyables que les tiens. Aujourd'hui encore, il m'arrive de chercher toutes les villes de France qui commencent par B ou toutes les plantes qui contiennent deux E dans leur nom. Une maladie qui revient souvent...
Au sujet des battements de coeur, connais-tu une oeuvre de littérature jeunesse de Xavier-Laurent Petit Mon petit coeur imbécile où l'héroïne, une petite fille africaine, atteinte d'une maladie cardiaque, compte en battements de coeur et non en années son âge, parce qu'ainsi elle a l'impression d'avoir une épaisseur de vie plus importante? Elle a aussi des jeux identiques aux tiens... Ce livre remporte un franc succès (mérité) auprès des petits sixièmes.
Je ne suis pas "atteint" de la sorte, mais je comprends la chose aisément. Dans le genre quand j'étais plus jeune, quand je marchais sur un sol dallé, je m'efforçais de mettre mon pied complètement à l'interieur d'une dalle, sans mordre. Cela ne m'a pas traumatisé de ne pas respecter cette "règle" par la suite.
ah ben, c'est drôle ça, en général on a tendance à tout ramener au blogueur, et là c'est l'inverse, j'ai lu ça comme une petite fantaisie fictionnelle, je n'ai pas pensé une seconde que c'était toi, mais apparemment ça l'était !
Ah drôle oui, car comme Karagar, j'avais commencé par lire une fiction. mais je me suis reprise plus rapidement car il y avait des indices de calysterie véritable.
A tous: disons un petit méli-mélo, ou peut-être, avec un mot à la mode, une autofiction.
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