lundi 28 février 2011

La Tour de guet

Je n'avais jamais lu de romans d'Ana Maria Matute. Je la croyais italienne alors qu'elle est catalane. La Tour de guet m'a fasciné comme peu de livres l'ont fait jusqu'à présent. Livre fort et ténébreux, de l'époque où les dieux, les bons et les méchants, cavaliers noirs et cavaliers blancs de la steppe au bord du grand fleuve, se livraient des batailles sous les yeux d'un enfant halluciné et laid, qui découvre peu à peu, chez un baron l'initiant à la chevalerie (celle des premiers temps, où l'amour courtois n'avait pas encore fait ses ravages), qu'il participe à cette histoire brutale du monde d'avant les hommes.

Le guetteur était mort, sans que je puisse, toutefois préciser quand; s'il disparut pour toujours du donjon de mon père, la nuit où je partageais ma chasse avec lui; ou lorsqu'il épiait l'horizon, le corps plié sur les créneaux; ou peut-être bien plus tard, une fois toutes ces choses accomplies. (...) Là-bas, près du Grand Fleuve, trois bouleaux s'agitaient doucement sur une terre aussi oubliée que l'image d'un jeune homme récemment investi chevalier et d'un écuyer qui versait à boire dans la coupe de son seigneur.
L'herbe de la prairie- et de toutes les prairies du monde- se balançait comme une mer attrapée quand elle a l'intention de fuir. (...)
Des hautes terres, des bois surgirent les cavaliers blancs et les cavaliers noirs. Des murailles du château de Mohl allèrent à leur rencontre des cavaliers blancs et noirs. Je vis alors le seigneur des ennemis, si arrogant, si gaillard et si vaillant qu'un dernier cri de violence se leva dans mon esprit. Je m'enorgueillis de sa furie, j'admirai son courage, et sa cruauté me renvoya l'image de mon enfance, allongé dans la prairie, les yeux troublés de plaisir devant le rêve de la guerre et du sang. Mais l'épée noire se dressa de mes propres mains et faucha pour toujours l'orgueil, la cruauté, le courage et la gloire. "Le mal est mort", me dis-je.

(Ed. Phébus Libretto. Trad de Michelle Lévi-Provençal)

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