lundi 24 septembre 2018

Bonheur du jour

Il y avait le gros édredon, rouge et lourd, qui pesait sur les jambes et parfois glissait la nuit à terre. (Par temps moins frisquet, une couverture piquée le remplaçait, bleu d'un côté, jaune de l'autre, couleurs un peu passées. Je préférais le bleu, le jaune, je ne sais pourquoi, me faisant penser à la maladie, mot dont j'ignorais le sens mais qui devait être terrible puisque les voisins, habillés de noir comme un dimanche, ne l'évoquaient qu'à voix basse en poussant des soupirs.)  Le "feu" était dans la cuisine et il fallait le rallumer le matin. Augustine se levait avant moi et, lorsque je déjeunais, il faisait déjà chaud même si je serrais fort le bol qui parfois me brûlait les mains.

Mais avant, je devais, dans la chambre, près du lit, dire ma prière, celle du matin, différente de celle du midi, plus gaie, et moins longue que celles du soir. Avec les habits préparés la veille, s'habiller pendant que ma grand-mère s'activait à préparer les tartines. J'aimais cette chambre, malgré le froid, le lit défait où, le soir, on avait glissé une brique chauffée et enveloppée dans une feuille de journal roussie quand elle avait servi plusieurs fois, les deux grandes armoires de bois massif qui me faisaient un peu peur (je n'avais pas le droit de les ouvrir et ignorais ce qu'elles contenaient. Je désobéissais, un jour, et, derrière la porte qui grinçait et que je refermais bien vite, je ne vis que des chapeaux, de vieux chapeaux que ma grand-mère ne porta jamais et qui avait dû appartenir à ma mère. Mais la peur d'être surpris avait remplacé celle du contenu), le crucifix accroché au mur et son rameau de buis béni que l'on rapportait de la messe et que l'on changeait chaque année, avant Pâques.

Du reste je n'ai rien gardé, peut-être le second lit où je ne dormais jamais tant j'aimais me rassurer contre le corps de ma grand-mère, en veillant à ne pas frôler ses pieds distordus par l'arthrose, même quand, en dormant, je me perdais au fond des draps qui m'emprisonnaient et ne m'auraient pas lâcher sans elle. Le chevet pour le pot de chambre (ou plutôt n'était-ce pas, derrière la porte, un grand seau métallique qu'Augustine vidait chaque jour dans le cabinet de bois du jardin, derrière la maison ? Oui, c'était ça.), la table où, sans doute attendaient quelques pots de confiture ou les rigottes d'Echalas que l'on laissait couler dans l'assiette avant de les manger (ma grand-mère m'en réservait la crème étalée), les chaises, tout cela a disparu de mes souvenirs, même l'odeur.

Mais, avant de regagner la cuisine, l'hiver, j'allais à la fenêtre : sur le rebord,  le pot à lait avait parfois une mince couche de glace qu'il fallait casser avant de le faire chauffer (j'aimais cette glace, alors que la peau qui se formait en le chauffant, je n'ai jamais pu l'avaler). Et, par les temps les plus froids, les vitres s'étaient couvertes d'une merveille à mes yeux d'enfant : le givre qui y dessinait ses arabesques folles où je voyais des empires lointains (je les imaginais en Chine, ou en Inde, ou partout où je n'étais jamais allé), des palais qu'un méchant sortilège avait endormis ou des paysages d'ailleurs où se cachaient parfois des princesses à hennin, des monstres menaçants rendus inoffensifs dans leur immobilité, des animaux de contes qu'enfourchaient les fées de la nuit et, plus rarement, des visages connus à peine déformés qui me souriaient, plus beaux qu'ensuite, lorsque je les croisais sur le chemin de l'école.

A midi, quand je rentrais, les empires, les palais, les monstres, les animaux, les fées, tout  avait disparu. Il n'en restait aucune trace, que des coulures de poussière, bêtes coulures où rien n'apparaissait. Il fallait attendre le soir pour que la vitre, que la tombée de la nuit inspirait, me montre qu'encore une fois, elle tiendrait ses promesses. "Demain, je te les rends, petit, tes royaumes, d'autres royaumes, encore plus beaux que ceux qui t'ont emmené ce matin, des contrées encore inconnues. N'aie crainte, ils sont là, tes trésors, mais tu ne peux les voir." Alors, au pied du lit, sous le crucifix qui me semblait bien indifférent et dont le visage malheureux me peinait, je récitais vite mes prières sous la conduite de l’aïeule et, en m'endormant, j'attendais mon bonheur du jour que la nuit allait enfanter. Bonheur du jour ou de la nuit ? Comment savoir ? 

9 commentaires:

plumequivole a dit…

Ah les dessins du givre aux fenêtres dans la maison impossible à chauffer de la banlieue parisienne, qu'est-ce que j'ai pu rêver avec eux !

CHROUM-BADABAN a dit…

ça ne se fait plus guère, le givre ...

Jérôme (moins anonyme) a dit…

Que sont les rigottes d'Echalas ?

Cornus a dit…

Un texte adorable, j'aime beaucoup.
J'ai regardé à quoi pouvait ressembler la rigotte d'Échalas et il semblerait que cela soit différent (plus haut) de la rigotte que je connais, de vache ou de chèvre qui est conforme à celle de Condrieu (de chèvre) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Rigotte_de_Condrieu

Calyste a dit…

Plume : toi aussi ? Comme sur les papiers peints des chambres quand on était malades.

Chroum : ce qui rend celui des souvenirs encore plus cher.

Jérôme : Echalas est un village au-dessus de Givors, aux pieds du Mont Pilat, où l'on fabrique (fabriquait ?) ces très bons fromages de vache.

Cornus : merci. Dans mon souvenir, effectivement, celles d'Echalas sont plus grosses que les autres. Mais tout cela est bien loin.

Unknown a dit…

moi c'est la description du lit et de l'armoire qui m'a fait tout drôle

Calyste a dit…

Karagar : pourquoi ? Souvenirs personnels ?

Unknown a dit…

chez ma grand mère, très petite enfance

Calyste a dit…

Karagar : toi aussi !