mardi 14 décembre 2010

Odile

On se dit toujours que l'on a bien le temps, que cela ne presse pas, qu'on aimerait bien la revoir, que ça lui ferait plaisir, mais que c'est bien loin aussi. En hiver, il y fait froid par là-bas, dans l'est; en été, on préfère aller ailleurs. On reporte à dans quelques mois, aux prochaines vacances, tiens à Pâques ce serait l'idéal et puis, à Pâques, on a oublié et l'on fait autre chose.

Elle appelle de temps en temps, toujours pour dire la même chose, que c'est l'anniversaire de Pierre aujourd'hui ou que c'est celui de sa mort, pour garder contact malgré tout, pour proposer l'hospitalité, pour demander quand elle aura la visite espérée, pour souhaiter de bien vivre. Et l'on rit comme autrefois et l'on échange quelques lettres. elle surtout écrit, des petits chefs-d'œuvre de courrier, avec des mots, des dessins, des rébus, des étoiles argentées qu'elle confectionne elle-même avec des riens, de la récupération.

Parce qu'Odile, c'est la championne du système D. Pas un sou ou si peu de retraite après une vie de bonne de cure, consacrée à l'oncle de Pierre, prêtre en Haute-Savoie, sans doute l'amour de sa vie. Alors, quand à la mort de cet homme, elle est rentrée chez elle, là-bas, près de Colombet-les-deux-Églises, elle a continué à faire comme elle avait toujours fait: inventer, innover, réfléchir et confectionner, une sorte de Géotrouvetout au féminin, que tout intéresse, que tout passionne même, surtout la vie des gens et la rue, où elle passe les trois-quarts de ses journées. A part Kicou qui lui ressemblait sur certains points, je n'ai jamais rencontré quelqu'un s'approchant même un peu de son génie pratique.

Aujourd'hui, c'était la Sainte Odile. J'ai voulu lui faire plaisir. C'est toujours elle qui appelle. D'ailleurs, tiens, il y a longtemps qu'elle ne l'a pas fait. Le grand égoïste que je suis en est un peu vexé. Une voix de femme m'annonce que le numéro n'est plus attribué. J'ai dû me trompé, je recommence . Même résultat. Je vérifie plus attentivement. Toujours le message négatif. Qui dira d'ailleurs l'horreur de ces simples mots qui ferment toutes les portes? Sur les pages blanches d'internet, aucun renseignement. Je pense à ses sœurs, qui elles aussi habitent en Haute-Marne. Je parviens à en joindre une, la plus jeune qui m'annonce ce que je craignais: Odile est atteinte de la maladie d'Alzheimer et réside depuis deux mois à l'hôpital de la ville, au même étage que sa sœur aînée.

Je l'appelle là-bas, elle finit par me reconnaître et me dit qu'elle est heureuse de m'entendre, que l'on s'écrira parce qu'elle sort demain (croit-elle), et moi je fais tout pour lui cacher que je pleure comme un gosse parce que, comme un gosse, je voudrais rembobiner le film, que nous nous revoyions là-bas, sur les chemins où elle cueillait des plantes pour mettre dans la salade, où elle m'expliquait ceci ou cela, en s'excusant de donner des leçons à un professeur.

Je la rappellerai. Jusqu'à quand saura-t-elle qui je suis? Ce petit bout de femme, dont je n'ai que peu parlé, a tenu une place importante dans ma vie, pendant trente ans. Moi, je n'ai pas été à la hauteur. Ce soir, je suis triste.

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Parfois on "néglige" des personnes de grande valeur, et on en "courtise" d'autres, qui se révèlent sans intérêt. Désinvolture ou opportunisme, je ne sais pas. Mais Odile habitait loin. Et le temps qui s'enfuit, passe vite. Je me souviens d'elle. Et surtout des lettres qu'elle t'adressait. Tu l'avais évoquée en parlant de la maison de Haute-Savoie. J'avais oublié son prémom. Je t'embrasse Calyste.

Anna F. a dit…

Anna F. l'anonyme de ce soir ...

Laurent a dit…

Comme c'est triste ce que tu raconte. Ma mère souffre aussi de cette maladie et c'est terrible pas pour le malade mais pour la famille qui les voit partir à petit feu. Je comprend trop bien ton desarroi.

Cornus a dit…

Très ému par cet événement. Je n'ai pas, ni même eu de malades d'Alzheimer dans mon entourage, mais j'en ai tellement entendu parler directement par ma mère lorsqu'elle travaillait dans une section médicalisée de maison de retraite que cela m'est malgré tout un peu familier.
Cette maladie, comme d'autres, me fait peur (pas pour moi), mais pour mes proches.
Bon courage à toi.

Valérie de Haute Savoie a dit…

Hier justement je suis allée chez un de mes locataires atteint par cette maladie. Nous avons bavardé un long moment, des souvenirs lui sont revenus et en repartant sa fille m'a dit combien elle avait eu du plaisir à nous voir tous les deux bavarder et combien il avait l'air heureux de cette visite. Pourtant je ne venais que vérifier des travaux. Cette maladie est terrible aussi pour le malade, parce qu'il a parfois des instants fugace où il prend conscience de la perte qu'il subit.
Je t'embrasse fort Calyste.

Calyste a dit…

Merci, Anna, Laurent, Cornus et Valérie. Ce soir, je repense encore à ce coup de téléphone d'hier. Je n'arrive pas à imaginer que ce soit comme ça maintenant!

KarregWenn a dit…

Bises (maladroites mais du fond du coeur)

christophe a dit…

Oh c'est vraiment triste... J'espère que tu pourras quand même dépasser ta peine et ta culpabilité pour parler encore un peu avec elle. Tant que...
Et puis, même si la perte de la mémoire rend les plus proches peu à peu étrangers, derrière la brume, ou plutôt derrière le vide qui se fait des souvenirs puis du sens, les vieilles personnes restent celles que nous avons aimées et qui nous aimaient. Je ne suis pas certain d'être très clair... disons que je crois qu'il reste toujours quelque chose, même ténu.

karagar a dit…

ton texte est beau mais bien sûr, il me fait peur, terriblement peur

Erin a dit…

émue...

émue par ta peine...
émue par le temps qui passe, qui nous file entre les doigts sans que nous réalisions vraiment...

émue par cette maladie que je sais difficile à vivre pour les malades, pour leur entourage, pour les soignants...

N'oublie pas qu'il te reste un peu de temps à partager avec elle.

Lancelot a dit…

Alzheimer, c'est l'une des pires.

Je t'embrasse, mon Calyste. Désolé de ne pas avoir été là ce soir-là.