Chez Phillies, tu as connu? Un petit bar, à l'angle de deux rues, une sorte d'aquarium dont les baies vitrées ne cachaient rien de l'intérieur ni de ceux qui y traînaient chaque soir. Les rendez-vous des noctambules. C'était le dernier à fermer. Je l'ai trouvé par hasard, une nuit où je n'arrivais pas à fermer l'œil? Je devais passer une journée à New-York, pour la signature d'un contrat et regagner le lendemain même Chicago, dans l'après-midi.
Était-ce la perspective de cette signature ou la pleine lune qui m'empêchait de dormir? J'avais déjà bu pas mal, pour essayer de m'abrutir mais je n'avais réussi qu'à me réveiller définitivement et à transpirer davantage dans les draps déjà moites de ce début d'été. Alors, j'avais erré dans les rues de Manhattan jusqu'à cette bulle de lumière, grillant cigarette sur cigarette, ce qui fait que, lorsque je le vis, j'avais une soif du tonnerre de Dieu.
Il y avait déjà un type, à l'angle du bar. Il ne devait pas en être à sa première bière, les bras accoudés sur le bois de la tablette, le feutre vissé sur le crâne, malgré la chaleur, le regard perdu sur les reflets de la vitre qui lui faisait face. Quand j'étais rentré, il avait à peine bougé, comme ces vieux chiens qui, lorsqu'un bruit les réveille, entrouvrent à peine un œil sans même que leurs moustaches frémissent. Je m'étais assis sur un des tabourets hauts, un peu plus loin, sans envie aucune d'engager la conversation.
Le barman, tout en blanc, une sorte de calot de marin penché sur ses cheveux blonds, n'était pas du genre causeur non plus. Mais lui, à plusieurs reprises, je le surpris à me lancer de discrets coups d'œil en coin alors qu'il s'activait à nettoyer le zinc, penché en avant. Il n'était pas beau, il avait ce genre de laideur qui approche de la beauté et en est encore davantage attirante. Immédiatement, je sus que j'avais envie de lui. Je pense qu'il avait envie de moi aussi.
C'est alors qu'elle est entrée, une belle femme, grande, rousse, habillée d'une robe légère, rouge, de saison, le teint pâle des vraies rousses qui ne s'exposent jamais au soleil. Connaissait-elle déjà l'autre client? Elle ne l'a pas regardé, comme s'il n'était pas là où que leur grande familiarité quotidienne la dispensait de tout forme de salutation. C'est vers moi qu'elle se dirigea tout de suite, en commandant sa bière au barman. Elle s'assit sur le tabouret voisin du mien et alluma une cigarette en attendant sa boisson. La fumée de la blonde qui se consumait me revenait sur le visage, ce qui n'était pas pour me déplaire.
La femme elle-même avait un étrange parfum, à la fois léger et capiteux, comme un sexe avant qu'il ne s'échauffe, un parfum dont je n'aurais pu dire si elle venait de s'en passer quelques gouttes d'un flacon ou si c'était son odeur naturelle. Elle ne m'adressait pas la parole, était proche de moi à me frôler le coude et ne me regardait pas, perdue dans la contemplation de sa cigarette. Elle ne pouvait pas ne pas m'avoir vu. Que voulait-elle? Son manège, en plus, me gênait dans mon approche du barman et je voyais bien que lui aussi aurait donné son salaire du jour pour la voir s'éloigner. Mais il ne disait rien, évidemment. Trois hommes et une femme dans un bocal, une histoire sans paroles, sans presque de mouvements, sauf celui de la femme faisant, d'un tressaillement du poignet, tomber la cendre dans le cendrier, ceux, rares, du troisième client pour porter sa choppe à ses lèvres et ceux, comme miniaturisés, du barman lessivant une soucoupe blanche.
Plus la femme restait près de moi, plus, étrangement, j'avais envie d'elle. Décidément, New-York ne me valait rien: j'étais en train de devenir un vrai chien, à convoiter d'abord le serveur puis cette inconnue. Plus exactement, je les convoitais tous les deux, et mon cerveau échauffé commençait à construire de s plans, à échafauder des images où, tous trois, nous frottions nos corps jusqu'à la jouissance finale. Tantôt, c'était le barman qui pénétrait la femme pendant que je m'occupais de lui avec la langue, tantôt la femme, en se caressant, me regardait me tordre sous les coups de boutoir de l'étalon blond, tantôt la vision devenait trouble et ne montrait plus que des membres enchevêtrés prêts à toutes les bassesses.
Lorsqu'elle me parla, je mis un instant à comprendre qu'elle venait de le faire. Elle avait une voix grave, comme souvent les femmes qui ont beaucoup fumé, une voix chaleureuse en même temps. Je dus m'excuser et la faire répéter car seule la tonalité m'avait arrêté sans que j'écoute les paroles.
- Vous n'êtes pas d'ici, vous.
Ce n'était pas une question, une simple constatation qui n'attendait même pas de réponse. D'ailleurs, elle poursuivit d'elle-même sans me donner le temps de la renseigner.
- Moi non plus, je ne suis pas d'ici. La Hongrie, mais il y a si longtemps. Mes parents m'ont dit que j'y étais née. Ensuite ils sont morts et je n'ai connu que le bitume de la grosse pomme.
Elle redressa un peu la tête et se mit à regarder fixement le barman.
- Sympathique, non?
Était-ce du serveur dont elle parlait ou, plus généralement, du bar qui venait visiblement d'être refait avec une peinture d'un jaune éclatant? Ou bien voulait-elle mon avis sur son histoire personnelle, à peine ébauchée par sa phrase précédente? Sans me compromettre, je lançai un vague grognement plus ou moins approbateur qui la fit sourire.
- Vous devriez m'offrir une cigarette, la mienne vient de s'éteindre.
Le barman avait suivi, sans en avoir l'air, notre embryon de conversation. Lorsque je tendis à la rousse une cigarette de mon paquet, il lui avança un briquet qu'il actionna pour lui présenter la flamme. Elle se pencha un peu et ses cheveux en roulant, découvrirent un petit bout de peau, là, tout près des oreilles, une peau diaphane, qu'on aurait pu transpercer rien qu'en l'effleurant d'un doigt. En se relevant, elle exhala longuement la fumée et, se tournant enfin vers moi, me tendit sa cigarette.
Une demi-heure plus tard, l'autre client avait fini par s'en aller, le bar s'était éteint à l'angle de la rue et nous roulions tout trois, à bord de sa voiture vers une chambre inconnue où mes désirs allaient prendre forme.
(Inspiré du tableau d'Edward Hopper, Nighthawks, 1942)
jeudi 9 décembre 2010
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14 commentaires:
Ah celui-ci me plait particulièrement. J'aime bien les histoires qui finissent sur un début. Les portes ouvertes.
j'ai relu quelques uns de tes posts. Tu as une lecture très sexe des tableaux de Hopper dis moi!!;)
Aviez-vous remarqué, Calyste, que cette beauté fatale tient dans les doigts, non pas une cigarette, mais un dollar plié en quatre probablement? Ce renseignement peut changer la donne. Enfin, je ne pense pas que ce soit l'été: les deux gars sont bien trop habillés, me semble-t-il.
Tout trois ou tous trois?
Une histoire à voile et à vapeur, non? -:)) Le ton n'est pas assez "moite", je trouve. Excusez ma franchise!
Je suis toujours stupéfait de ce que tu fais (ou vous faites puisque maintenant Lancelot s'y est mis) à une oeuvre peinte des plus anodines au départ. Le peu que j'écris en ce qui me concerne existe de manière animée dans ma tête.
J'ai été surpris quand j'ai regardé le tableau, non pas par les personnages que ton récit m'avait fait voir ainsi,, mais par l'aspect du bar.
En lisant la première ligne de ton post, je me suis dit : "Tiens, je connais ce bar!". Alors, je me suis mis à chercher où et quand j'aurais pu fréquenter cet endroit. Serait-ce à Lyon? Serait-ce à Paris? Oui, tout s'est éclairé : c'est le bar qui est exactement sur le mur au dessus de ma télé!
Une reproduction, bien sûr! ;-)
J'aime beaucoup ton évocation. En te lisant, je pensais bien à ce tableau, mais, dans mon souvenir, la lumière du bar n'était pas aussi crue. Un lieu réconfortant dans la nuit, donc, mais aussi terriblement offensant pour ce que le désir, la chaleur, la fatigue font de nos peaux et de nos postures.
Je ne sais pas si elle tient une cigarette ou un billet plié. Elle pourrait tout aussi bien regarder ses ongles en se disant qu'elle devrait les manucurer.
Je crois que ton texte leur redonne l'intimité et ambiguïté à rebours des néons.
Tiens, c'est vrai, karreg.: ton commentaire vient de me faire prendre conscience que je n'en écris pas souvent dans ce sens.
Charlus: certes! Sans doute pour réchauffer un peu l'atmosphère de solitude qui, pour moi, s'en dégage.
Merbel: distiller de la moiteur en cette saison hivernale, ne serait-ce pas une forme de gaspillage d'énergie? :-)
Cornus: mais Hopper ne peint pas d'œuvres anodines! Je plaisante bien sûr, car j'ai bien compris ce que tu veux dire. En fait, à; partir du tableau (qu'ensuite je ne regarde plus), je me "phantasme" aussi quelque chose d'animé.
Karagar: dans quel sens?
Samuel: alors on se ressemble pour le coup. Moi aussi, j'ai ce côté tête en l'air. Tiens, cela vient de me rappeler un souvenir. Je crois bien que je vais un faire un billet un de ces jours.
Christophe: oui, c'est ça, j'ai besoin de meubler leur solitude, et de faire semblant d'y croire.
Moins ouvert sur l'extérieur
Étonnant comme la plupart des commentaires sur ce billet tournent autour d'ouverture et de fermeture, d'exposition et d'intimité... Il y aurait sans doute beaucoup à dire, surtout par rapport à la peinture d'un artiste tel que Hopper!
L'exposition et l'intimité est un thème cher à Hopper. L'un de ses thèmes de prédilection est la peinture du quotidien de gens ordinaires, où l'on ressent souvent l'ennui. Et la plupart du temps, c'est vu à travers le cadre d'une fenêtre, d'une porte, comme si l'on venait troubler l'intimité de personnages qui n'ont finalement pas d'intimité entre eux...
J'aime bien Edward Hopper ...
Au fait, le calendrier touche à sa fin. Et pour 2011 ? Qu'est-ce qui est prévu ?
Bienvenue ici, Tietie007.
Lancelot: pour 2011, personne ne m'a encore offert de calendrier!Mais , tel que je me connais, je vais bien trouver autre chose.
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