lundi 5 juillet 2010

Summertime

Viendra-t-elle? Nous avions rendez-vous à quatre heures. Elle m'a semblé plus froide ces dernières semaines, quand nous nous voyions, comme si ma présence lui pesait, comme si nos moments passés ensemble n'étaient plus qu'une habitude vidée de tout sens. Les gestes étaient les mêmes mais ils avaient pris l'allure automatique de ceux que l'on fait sans y penser. Elle est en retard et cela ne lui ressemble pas. Dix minutes, c'est peu mais ça ne lui arrive jamais.

J'ai descendu les marches du perron pour qu'elle me voie, que nous n'attendions pas inutilement chacune de notre côté. Il faisait plus frais dans le grand hall carrelé de l'immeuble mais, si j'y étais restée, elle risquait de ne pas m'apercevoir. Elle n'aime pas attendre, elle devient vite désagréable si elle doit patienter. Heureusement, il y a un peu de vent dans la rue, il vient de la rivière, tout en bas, par où elle doit arriver. Avec ce temps, elle aura décapoté et la vitesse l'aura rendue hirsute. Elle aime sentir le fouet de l'air sur ses joues. J'ai bien fait de prendre mon chapeau. Il me protège les yeux et je trouve qu'il met bien en valeur le roux de mes cheveux que j'ai laissés libres et coiffés comme elle les aime.

Pourquoi suis-je aussi attachée à lui plaire? Elle, elle ne fait pas tant d'efforts. Dès le premier jour, celui de notre rencontre au bord de la rivière, il y a presque trois ans, j'ai compris qu'elle n'était qu'une somme de petits égoïsmes à vivre au quotidien. Pourtant, elle avait été très agréable ce jour-là. C'était en juillet, au début du mois, peu de temps après la fête nationale. C'est de là d'ailleurs que vient le surnom qu'elle m'a donné, parce que c'était un des premiers beaux jours de l'été. Elle m'appelle Summertime, elle m'appelait car maintenant elle ne prononce plus guère mon nom comme si connaître quelqu'un dans son intimité dispensait de le nommer.

Summertime, c'est joli, et je l'ai adopté tout de suite, comme tout ce qui venait d'elle, le bon comme le douloureux, ses bouffées de tendresse comme ses reculades inattendues, ses sourires comme ses mesquineries. J'ai été folle amoureuse d'elle, sans le lui avouer, surtout pas, de peur de la voir s'éloigner. Elle en a profité, souvent, se moquant même au lieu de rendre le sentiment. Mais il y avait aussi nos rendez-vous secrets, nos moments d'amour furtifs et intenses, le frisson que j'éprouvais lorsqu'elle me frôlait, les cris qu'elle me faisait pousser et qui s'échappait aussi de sa gorge dans une extase partagée. Le corps est plus simple: il accepte ce qu'on lui donne sans faire d'histoire.

J'ai mis du rouge sur mes lèvres car mon teint reste pâle cette année, je n'ai guère eu le temps de me faire dorer et si la robe blanche légère que j'ai passée met en valeur mes formes, elle risque aussi de m'affadir encore. Dessous, j'ai passé mon maillot une pièce, le noir, que l'on devine par transparence. Peut-être irons-nous à la piscine après. J'aimerais! Pouvoir dormir ainsi à côté d'elle au bord de l'eau puisque il nous est interdit de passer une nuit ensemble. Une voiture tourne le coin de la rue, en bas. J'y vois mal, le soleil m'éblouit. Non, ce n'est pas elle.

Lorsqu'elle m'avait annoncé qu'elle était mariée, j'avais trouvé cela plutôt intéressant: vivre une relation suivie sans les contraintes du quotidien! Que demander de mieux? Le mieux, c'est justement de pouvoir entendre l'autre respirer à côté de soi dans la chambre, de lui presser doucement le bras lorsqu'elle est en proie à un cauchemar qui la fait parfois gémir. Le mieux, c'est de ne pas constamment prendre garde au temps qui fuit. Le mieux, c'est ce à quoi je n'ai pas eu droit.

Il y a plus de vingt minutes que j'attends. Elle ne viendra pas, j'en suis certaine cette fois. Curieusement, cela me libère, comme si je venais de voir tomber de mes épaules un poids que je n'acceptais plus de porter. J'irai seule à la piscine, et je me laisserai regarder, sans penser toujours à ne pas déplaire. Je sais que je peux séduire. Je vois les regards qui me suivent parfois dans la rue. Ils m'amusent, ceux des hommes surtout, si sûrs de leurs charmes, si ridicules, si enfantins. Ils m'amusent et me rassurent parce que j'y découvre ma force. Je l'ignorais jusqu'ici.

Une seule chose cependant: je ferai en sorte d'éviter le bord de la rivière. Pour quelque temps.

(D'après le tableau d' Edward Hopper, Summertime, 1929)

6 commentaires:

KarregWenn a dit…

J'aime. Beaucoup.

karagar a dit…

Beaucoup aimé cette histoire aussi. J'ai imaginé le tableau et été très surpris en le voyant nesuite, je m(étais forgé une ambiance très différente à te lire.

Lancelot a dit…

"Le corps est plus simple: il accepte ce qu'on lui donne sans faire d'histoire."

A encadrer.

Cette fois, j'avais apprécié de voir le tableau à l'avance, avant de lire. C'est lequel, le prochain ?

Calyste a dit…

Karreg: flatteuse?

Karagar: j'aimerais assez que tu m'en dises plus long sur ce que tu avais imaginé et sur ta surprise. Cela m'aiderait certainement à comprendre deux ou trois choses.

Le prochain, Lancelot? Parce que vous en voulez encore?

Lancelot a dit…

Calyste qui fait sa coquette et qui minaude...

Ben, j'avias cru comprendre qu'il s'agissait de peintures sur un calendrier que tu possèdes (si j'ai bien suivi), il y en a donc bien une pour le mois d'août, non ? A mouins que le peintre ne change entretemps, et que ce soit du Picasso... il serait évidemment beaucoup plus difficile de nous inventer une histoire sur ceci :

http://www.desag.fr/peintures/La-Crucifixion--(1930-)copie-du-maitre-Picasso.jpg

Quoique, si le coeur t'en dit... Ce serait un défi magnifique. Mais... je sens que...

Calyste a dit…

J'adore me faire désirer! Tu le sais bien, Chevalier. Oui, en Août, c'est toujours du Hopper. Pour la Crucifixion, il fait trop chaud!