mardi 13 octobre 2009

Soliloque

Autrefois, j'avais deux mains. Autrefois! Qu'elle est bête, cette phrase! C'est tellement naturel, n'est-ce pas, d'avoir deux mains? La droite qui écrit, qui dit bonjour, la gauche qui exécute, qui complète. Dextra, sinistra, comme ils disaient jadis. Les droitiers, les gauchers, ceux qui se servent des deux, indifféremment. Quand on les a, au bout des poignets, dépassant des bras de la chemise, on ne les remarque même pas, on n'y pense jamais. Je l'ai dit, c'est tellement naturel.

Moi, j'étais droitier. Aujourd'hui, la gauche est orpheline. Un instant d'inattention face à la haine. Le hasard le plus entier. D'autres y sont morts, je ne devrais pas me plaindre, je ne me plains pas. Quand je me suis relevé après le souffle, je ne me suis pas rendu compte tout de suite. J'ai d'abord vu la femme, à côté de moi, celle qui un instant auparavant plaisantait avec le fleuriste. Le marché grouillait, la messe à l'église voisine venait de se terminer. On allait rentrer pour le repas. On s'achetait des fleurs pour égayer la semaine.

Je l'ai vue à terre, son sang m'avait éclaboussé et ce que je repoussais de sur mon ventre était son bras, arraché par l'explosion. Avant de le lui rendre, en le disposant le long de son corps, dans la position la plus parallèle que je pus trouver, j'ai eu le temps de sourire en voyant l'étrange tapis multicolore que les fleurs faisaient autour d'elle et, bêtement, j'ai pensé à ce vers où Ophélie flotte comme un lys blanc.

Je n'avais pas mal, simplement je ne comprenais pas pourquoi tout était sens dessus-dessous et pourquoi tous ces gens qui faisaient tranquillement leurs courses dominicales le moment d'avant hurlaient si fort maintenant alors que le soleil continuait à briller au-dessus des bâches. Ce n'est que lorsque j'ai voulu m'essuyer le visage de la main droite que je me suis aperçu que je n'en avais plus. A la place, une déchirure écarlate d'où giclait un sang moins épais que je l'aurais imaginé. Après, j'ai dû m'évanouir car je ne me souviens plus de rien.

Du reste, je ne veux pas parler. L'hôpital, les visites des proches puis des enquêteurs, les fleurs dont on remplit consciencieusement le vase sur ma table de chevet et qui me ramenaient invariablement à l'horreur, Ophélie la blanche devenue rouge après la corrida, les premières douleurs, fulgurantes, à vouloir mourir, les cris que j'étouffais dans l'oreiller pour conserver ma rage de vivre, de recommencer, les pansements, le refus de la prothèse.

Aujourd'hui, j'ai survécu, j'ai recommencé mais ma rage de vivre n'est plus intacte. On ne parle plus de l'attentat, il n'a même jamais été revendiqué, comme s'il n'avait jamais eu lieu, comme si c'était un hasard naturel au même titre que la foudre qui s'abat sur un passant pressé. Il n'intéresse plus personne. Passé le premier anniversaire, commémoré par quelques journaux anxieux de redresser leur chiffre de ventes, il est tombé dans l'oubli. Je sais que nous sommes deux rescapés à n'être plus entiers. L'autre est en fauteuil, on l'a amputé des deux jambes, il vit loin d'ici. Nous n'avons jamais cherché à nous voir.

La nuit, mon moignon me parle. Il me tient compagnie dans mes insomnies. Alors qu'allongé, les yeux ouverts à chercher le plafond tout au fond de l'obscurité, je n'entends plus la musique du sommeil, il me dit la douceur de la caresse sur le galbe d'une fesse ou l'arrondi d'un dos, il me dit la fraîcheur de l'eau, en coupelle à la source, la piqûre de l'écharde et le manche lisse de l'outil, il me dit l'étreinte fougueuse et la barbe qui pique, le grain du livre, l'épaisseur de la crème et l'âpreté du velours.

Parfois il se tait un instant, comme si mon autre main avait encore quelque chose à dire, que lui seul pouvait entendre. Puis il reprend son soliloque, interminablement, inlassablement, jusqu'à l'aube, jusqu'à ce qu'enfin, dans les ténèbres au-dessus de ma tête je discerne le rond un peu plus clair de l'abat-jour en verre, jusqu'à ce que la vie, dehors, se remette à babiller. Alors, je le glisse lentement sous les draps, bien parallèlement le long de mon corps et tous deux, enfin, nous dormons, sans souvenirs.

Il n'y a plus de fleurs chez moi.

3 commentaires:

KarregWenn a dit…

Ouuuh...Dur à lire !Très.

Olivier Autissier a dit…

On dirait une histoire vraie. Ou deux. Celle de l'horreur. Celle de la vie.

Calyste a dit…

C'est en écoutant une émission de radio, en entendant la phrase énigmatique:"La nuit, mon moignon me parle", que j'ai eu l'idée d'écrire ce texte. Je ne sais pas pourquoi, tout est venu facilement.