mercredi 21 octobre 2009

Marie-Luce et le crapaud (épisode 4)

(Résumé des épisodes précédents: Marie-Luce, fille des villes, a rencontré un crapaud, un jour, à la campagne. S'imaginant qu'il s'agit d'un Prince charmant à elle destiné, elle parvient à maîtriser son dégoût et à le saisir dans sa main pour le regarder en face. Elle découvre par hasard qu'il s'appelle Greg.)

Quatrième épisode:

Greg? Un bon présage, encore: comme le millionnaire à la télé qui traîne à ses pieds des dizaines de filles avant d'en choisir une pour tenter d'en faire la compagne de sa vie. Pourquoi ce Greg-là n'agirait-il pas de même? Elle murmura plusieurs fois ce prénom qu'elle adorait déjà, mais sans doute pas assez fort car le crapaud semblait être retombé dans sa léthargie coutumière. Elle vérifia une nouvelle fois qu'elle n'était pas observée puis haussa un peu la voix: "Greg? Greg? Greg.... Greg!!!, en variant l'intonation au fur et à mesure qu'un peu d'irritation la gagnait. Rien!


Elle vérifia que les pépites dorées étaient encore visibles sur les yeux du batracien, comme tout à l'heure, au premier appel de son prénom. Elles étaient toujours là et ne variaient d'intensité qu'en fonction de leur orientation par rapport au soleil qui avait déjà entamé sa chute vers l'occident. Alors pourquoi ne manifestait-il pas davantage son plaisir d'être avec elle? Un Prince stupide, un demeuré fin de race, bout de branche abâtardie? Non, cela n'existait pas, en tout cas pas dans les contes. Dans la réalité, on devait forcément en trouver en cherchant bien: pourquoi ces gens-là seraient-ils à l'abri de ce genre d'aléa? Mais dans les contes? Elle qui n'en avait jamais lu qu'un seul décréta que non: les princes des contes étaient intelligents ou n'étaient pas.

Elle opta pour une autre possibilité: son Prince à elle était sourd, ou déficient auditif comme on lui avait conseillé de dire plus élégamment! Ça, ce n'était pas infamant, ça n'empêchait pas d'avoir le cerveau qui fonctionne à peu près normalement. Bien sûr, cela allait demander un moment d'adaptation, peut-être aussi l'apprentissage du langage des signes ou l'appareillage du royal avorton, mais elle était prête à tout, par amour, car forcément leur amour serait grand, à la hauteur des plus romantiques, comme Roméo et Juliette, les héros de la comédie musicale qui était passée l'année précédente à la Halle et à laquelle elle n'avait pas pu assister car les places étaient trop chères (d'ailleurs pour qui se prenaient aujourd'hui les artistes, à oser vendre des places ces prix-là?). C'est sa copine Nadège qui lui avait raconté. Ses parents n'étaient pas plus riches mais, par l'intermédiaire d'un camionneur de la tournée, qu'elle avait croisé un soir et à qui elle avait accepté de montrer un court instant sa poitrine naissante, elle avait pu se glisser le soir même dans la salle par un passage de lui seul connu.

Ou bien le Prince, peut-être, n'aimait-il pas les diminutifs: Greg, ça ne lui plaisait sans doute pas. Elle, quelques-uns de ses amis avait essayé de l'appeler Milu quand elle était plus jeune. Mais elle s'était fâchée tout bleu et ils n'y étaient pas revenus: un nom qui faisait penser à la fois à une marque de biscuits pour riches et au chien de Tintin!! Il ne fallait pas pousser! A la limite, elle aurait accepté Maryline, bien que ça fasse un peu vieux, mais, quand elle l'avait proposé, les mêmes lui avaient ri au nez: pour qui elle se prenait? Elle s'était vue, avec ses jambes tordues, sans mollets, et les œufs au plat qui lui tenaient alors lieu de poitrine? Et pour finir de se moquer, ils lui avaient soulevé la jupe en soufflant comme des damnés et en faisant un bruit de métro. Pourquoi? Elle n'en savait rien.

Alors, en s'appliquant à prendre son timbre de voix le plus suave et le plus féminin, celui qu'elle pensait le plus suggestif pour les mâles, même fils de rois, elle rapprocha le crapaud de son visage et lui murmura doucement à ce qui lui parut être comme un semblant de début d'ombre d'oreille: Grégory... Grégory mon amour. Elle essaya aussi Grégoire car les prénoms anciens revenaient à la mode: le fils des gardiens de la tour B s'appelait bien Honoré et son cousin Augustin. Alors, pourquoi pas Grégoire pour un Prince? Le crapaud ne sembla nullement ému, ni par Grégory, ni par Grégoire. Voyons: Greg, qu'est-ce que ça pouvait être d'autre? Elle eut beau se tordre les méninges, elle ne trouva rien qui puisse faire l'affaire.

C'est dans des moments comme celui-ci qu'elle s'en voulait de ne pas avoir lu de romans, de ne pas être plus cultivée. C'est sûr que cette conne de Lidia aurait trouvé, elle, avec ses grands airs et sa place d'éternelle première de la classe. Mais à quoi ça lui aurait servi, moche comme elle était? Pleine de boutons sur le visage et même pas l'idée de les masquer avec de la crème maquillante! Et puis elle louchait, si, si, un peu. Elle disait que ce n'était pas vrai, que c'était du.... du.... Comment disait-elle déjà? Du stadisme des vergeants, ou quelque chose comme ça. Mais on le voyait bien: parfois, elle louchait, un point c'est tout. Alors, pensez si le Prince aurait fait attention à elle! Tout juste bonne pour apporter les plats et servir à table!

Marie-Luce ne voulut pas s'avouer vaincue et décida de cacher sa gêne passagère en lançant vers le couchant un grand éclat de rire suraigu qui fit s'envoler deux ou trois étourneaux fourrageant dans l'épaisseur d'une haie, à proximité. Après tout, s'il ne voulait pas répondre, il avait ses raisons! D'ailleurs, il devait se méfier car il ne savait rien sur elle, rien de son passé, rien de son histoire, de sa famille, de ses rêves. Comment, dans ces conditions, être à l'aise pour engager la conversation? A un fils de roi, il fallait se présenter sinon il refusait tout entretien. Ce n'était pas n'importe qui, ces gens-là.

Elle décida donc de lui faire un portrait rapide mais complet de ce qu'avaient été les treize premières années de sa vie, en n'omettant de mentionner que deux ou trois détails, comme l'attitude baveuse de son père envers elle, qui la gênaient et ne pouvaient, en tout état de cause, intéresser un noble personnage. Mais par où commencer? Elle réfléchit un instant et finit par se lancer. Le plus simple était de commencer par le début, l'année zéro de Marie-Luce et même un peu avant pour qu'il comprenne bien, l'héritier couronnable, à qui il avait affaire. Comme le lecteur attentif de ce conte aura déjà par lui-même picoré de ci de là quelques détails de cette vie en banlieue, nous lui épargnerons les redites et nous contenterons de relater ici que ce qu'il est important qu'il sache pour la bonne compréhension de la suite. Laissons donc Marie-Luce un instant seule avec son batracien et profitons-en, nous, pour soulager notre vessie ou mettre à chauffer au four à micro-ondes la barquette du plat tout préparé qui nous servira de repas ce soir.
(à suivre...)

6 commentaires:

KarregWenn a dit…

On dirait que l'automne est profitable aux imaginations. Je sors de chez Lancelot, j'arrive ici...Chouette, j'avais plus rien à lire !
Continuez, les hommes !

Calyste a dit…

C'est la saison du brame. Profitons-en: après, on paille!

Lancelot a dit…

"Le stadisme des vergeants" !! mais pourquoi diable cette charmante expression évoque-t-elle pour moi la douche collective après un match de foot...? Et l'inévitable appel à la partouze moite consécutive...?

D'ailleurs j'aurais bien aimé que le crapaud se transforme en clône de Gourcuff, mais je sens que Maître Calyste nous réserve une chute qui va décevoir les lubriques amateurs de beautés viriles.....

Calyste a dit…

"Lubriques amateurs de beautés viriles!". Pourquoi "lubriques"? C'est beau un homme, non?

Lancelot a dit…

Ben, depuis quand beauté et lubricité sont-elles antinomiques....?

Calyste a dit…

Bon, alors, on est d'accord! Il me semblait bien, aussi!