dimanche 18 octobre 2009

Marie-Luce et le crapaud (épisode 2)

(Résumé du 1er épisode: Marie-Luce, treize ans, n'a jamais quitté la ville. Lors de sa première excursion à la campagne, elle rencontre un crapaud sur le bord d'un chemin. Elle, qui n'a jamais lu qu'un seul livre dans sa vie, un livre de contes, a vite fait de voir son imagination s'enflammer...)

2ème épisode:

Mais il fallait prendre une décision, vite. Le crapaud, après avoir montré son vilain dos scrofuleux le temps d'un soupir de fillette, était en train de disparaître entre les hautes tiges des graminées et risquait de s'enfouir dans quelque trou sombre du fossé dont il serait, dès lors, bien difficile de le déloger. Bien sûr, Marie-Luce aurait préféré le saisir les mains protégées d'une paire de gants, mais on n'emporte rarement des gants pour une sortie d'une journée en plein mois d'août. Elle jeta un coup d'œil rapide aux alentours: rien, autour d'elle, ne pouvait lui venir en aide: pas le moindre sac plastique, pas l'ombre d'une boîte cartonnée, même grasse des hamburgers qu'elle avait contenus, pas non plus de journal gratuit jeté après avoir été parcouru dans le métro. Décidément, la campagne, c'était bien plouc. Au moins, en ville, on trouvait tout ce qu'on voulait, par terre.

Alors Marie-Luce se décida: elle tendit la main vers le crapaud et s'apprêta à le saisir. Mais alors qu'elle allait toucher le batracien, elle eut une dernière retenue et replia le bras, un peu comme si elle venait de se brûler. Mais quelle idée avaient eu les conteurs de choisir cet animal pour y cacher le prince charmant? Pourquoi avoir choisi le plus repoussant, le plus laid, le plus bête? On aurait pu s'accoutumer plus facilement d'un oiseau ou, si l'on voulait vraiment du laid, d'un de ces chiens comme en avaient un ses voisins de palier, dans la tour, ceux qui se croyaient supérieurs à tout le monde, parlaient sans cesse de déménager dans un quartier plus recommandable et étaient toujours là vingt ans après leur arrivée: un de ces affreux roquets à museau écrasé dont les yeux pleurent et, pire, la bouche bave sans cesse en tachant le bas de votre jeans si vous ne faites pas attention dans l'ascenseur le jour où il fonctionne.

Le temps de l'hésitation, le crapaud avait encore progressé vers sa cache de verdure et maintenant on le devinait plus qu'on ne l'apercevait, grâce à l'agitation légère que son passage provoquait dans la végétation. Alors Marie-Luce respira très fort, elle tenta de se mettre dans la peau de l'un de ces concurrents, dans les jeux à la télé, qui, pour gagner un jour de repos dans la jungle ou s'empiffrer seul d'une mousse au chocolat dont il rêvait tous les soirs dans la grotte humide où ils dormaient, n'hésitaient pas à manger de gros vers blancs ou à se laisser recouvrir d'énormes fourmis dont on n'aurait jamais cru qu'elles puissent exister. Les plus forts pour elle restaient tout de même ceux qui, à Fort Boyard, allaient déplacer des serpents et retourner à la main de monstrueuses araignées velues qui cachaient sous leur abdomen le mot clé qui manquait à l'équipe.

Si eux y parvenaient, enfin presque tous, pourquoi pas elle? Elle tendit ses muscles, bloqua sa respiration, voulut fermer les yeux pour ne rien voir mais finalement dut les rouvrir parce que justement elle n'y voyait rien, se contenta de serrer les dents très fort et attrapa le crapaud de la main droite. Sous la violence de l'effort,elle crut un instant qu'elle allait s'évanouir. Elle s'attendait à voir soudain le soleil s'obscurcir, les arbres se ployer dans des poses acrobatiques et le sol se dérober sous elle comme absorbé par un sablier géant. Mais rien de tel n'arriva: le soleil était toujours au même endroit, là haut dans le ciel uniformément bleu, les oiseaux n'avaient pas cessé de chanter et elle dut même chasser deux ou trois mouches téméraires attirées sans doute par une transpiration frontale plus acide et plus abondante à ce moment-là.

Mais la plus grosse surprise de Marie-Luce venait du crapaud lui même. D'abord il ne faisait aucun mouvement pour se libérer. Elle crut même un instant qu'il était mort. Mais comment cela aurait-il été possible alors qu'il s'enfuyait pesamment un instant plus tôt? Le cœur qui aurait lâché comme celui de la grand-mère de Kevin quand on avait tenté de lui arracher son sac à main à la sortie du Géant Casino? Mais l'animal bougea légèrement dans sa main, comme s'il voulait adopter une posture plus confortable. Il n'était donc pas mort. Tant mieux: elle tremblait à l'idée d'avoir eu affaire à un prince métamorphosé et de n'avoir réussi, au lieu de le libérer du charme qui le tenait captif, qu'à le tuer sous le coup d'une émotion trop grande.

Ensuite, le contact avec l'animal n'était pas celui auquel elle s'était attendu. Quand on dit crapaud, c'est comme quand on dit serpent: on s'imagine une impression très désagréable au toucher, une peau rugueuse et froide, très froide, comme celle d'un mort (enfin, elle imaginait, car elle n'avait encore jamais touché de mort, même pas le jeune qui s'était jeté de la tour deux ans avant parce qu'on avait découvert qu'il n'aimait pas les filles).

Eh bien, ce crapaud-là, en tout cas, n'était pas de ceux qui ont la peau exagérément froide et humide. Bien sûr, si on comparait la sensation avec celle que l'on a quand on caresse un petit chat ou un chiot, rien à voir. D'abord le crapaud, ça n'a pas de poils, mais finalement ça n'était pas plus mal: les poils, autant on les apprécie sur les chatons, autant sur les araignées, hein, c'est une autre histoire. Alors la peau lisse du crapaud, c'était plutôt un plus, même si elle ressemblait à certains endroits à celle de son frère qui s'était couverte de boutons en même temps qu'il avait changé de voix. Quand elle avait voulu savoir pourquoi, sa mère lui avait répondu comme d'habitude: "Si on te le demande, tu diras que tu n'en sais rien!". Avec ce genre de réponse, allez progresser dans la vie!

Le crapaud n'était pas non plus particulièrement froid. Un peu plus froid que la main de Marie-Luce mais à peine puisque le sang s'était retiré de cette main au moment où elle saisissait l'animal par le dos tant l'anxiété la submergeait. Maintenant, elle se sentait un peu rassurée. Non seulement le contact n'était pas dégoûtant mais en plus la brave bête se laissait faire sans mordre, cracher ni se débattre avec l'énergie du désespoir comme les chats que les grands, à la cité, attrapaient pour les clouer au panneau d'affichage de la montée ou les regarder brûler après les avoir arrosés d'essence siphonnée à leur mobylette.

De tous ces signes, Marie-Luce ne tira que des augures favorables. Sans doute était-elle bien tombée, du premier coup, à son premier séjour à la campagne, sur le Prince qui n'attendait qu'elle depuis des siècles et qu'elle allait sauver d'abord et épouser ensuite pour vivre avec lui des lustres d'amour au milieu de dizaines d'enfants et de petits-enfants tous plus beaux et plus intelligents les uns que les autres. Ailleurs que dans la cité, bien sûr.

Mais elle se rendit aussi compte que, si le Prince apparaissait maintenant, là, tout de suite, il ne serait certainement pas très content de la façon dont elle le tenait par le gras du dos. Alors, avec d'infinies précautions (la crainte de l'arrêt cardiaque ne l'ayant pas tout à fait quittée), elle le déposa sur sa main gauche, bien à plat, pensant qu'ainsi il serait plus à l'aise et qu'il valait mieux courir le risque de voir ses doigts coincés sous le pied botté d'un fils de roi que d'encourir sa colère à peine faite l'aimable connaissance.
(à suivre...)

6 commentaires:

KarregWenn a dit…

Si un jour j'ai des petits enfants, je les expédie direct chez Tonton Calyste pour qu'il leur raconte de belles histoires ! Et pendant ce temps-là, Mamie KarregWenn, hop, au cinoche !

Calyste a dit…

Tu ne resterais pas pour écouter, toi aussi? Oh! que je suis triste! Tu pourrais, j'en suis sûr, prendre le relai lorsque l'inspiration viendrait à me faire défaut. Et puis, à deux, on pourrait leur mimer les personnages: toi Marie-Luce, moi le crapaud. Oui, bien sûr, je comprends, tu demandes d'abord à connaître la fin avant de te prononcer! Sage précaution, Dame k. Mais comme ce serait drôle!

KarregWenn a dit…

Tout à coup un doute m'étreint:et si Crapaud était Crapaude? Ah tiens, je ne sais pas comment je vais tenir le coup en attendant ta suite !

Calyste a dit…

Crapaude! Tiens, je n'y avais pas pensé! A approfondir! Peut-être...

Lancelot a dit…

"Les doigts coincés sous le pied botté du fils de roi" : EXCELLENT... J'adore l'image....
Allez, à la suite....

Calyste a dit…

Vos désirs sont des ordres, messire Lancelot!