Marie-Luce n'avait jamais vu la campagne. Elle avait treize ans et, pour elle, la connaissance des arbres se limitaient à l'observation depuis sa chambre, au vingt-troisième étage de la tour, des quelques peupliers rachitiques qui longeaient le boulevard de ceinture. Peupliers que, si on l'avait écoutée, on aurait arrachés illico pour éviter le coton qui s'en dégageait à un certain moment de l'année et qui entrait dans les maisons, dans les yeux, dans la bouche quand on riait aux éclats.
Pour les animaux, c'était encore pire: elle savait bien qu'il existait des êtres vivants à quatre pattes qui s'appelaient vaches, moutons, chèvres ou lapins, mais elle n'en avait jamais approché un en vrai, jamais touché une fourrure, jamais humer une odeur de suint. Le seul qu'elle ait eu l'occasion de côtoyer depuis sa naissance était un cheval: elle avait été interpellée dans le parc voisin par des policiers montés qui lui avaient demandé ses papiers, et, si les flics ne lui faisaient déjà plus peur depuis bien longtemps, elle ne pouvait pas en dire autant de cette grande bête dont la peau frémissait étrangement chaque fois qu'une mouche venait s'y poser et qui l'avait fait se rejeter vivement en arrière quand, sans prévenir, elle s'était mise à éternuer.
Il avait fallu cette occasion, une journée dans les champs offert par la mairie communiste aux plus démunis, à ceux qui ne partaient jamais en vacances, pour qu'elle entende le vent gémir ailleurs qu'entre deux tours jumelles et qu'elle s'aperçoive que l'herbe coupée avait une odeur qui lui plaisait. Alors que tout le groupe allait assister à la traite des vaches dans une ferme dont la laiterie ressemblait à un laboratoire, elle avait préféré s'éloigner de quelques mètres et aller observer la nature sur le chemin qui s'enfonçait entre deux haies d'arbustes piquants jusqu'à un petit bois masquant l'horizon.
Quand la courbe du chemin l'eut dérobée aux regards des autres, elle se sentit libre, un peu inquiète, certes, de côtoyer cet univers étranger et vaguement angoissant, mais libre. Personne à l'horizon pour la surveiller ou lui donner des ordres: ni son père alcoolique qui en profitait, chaque fois qu'il pouvait la frôler, pour lui effleurer les fesses d'une manière qui n'avait rien de fortuite; ni sa mère avec qui elle entretenait des rapports de plus en plus tendus depuis qu'elle avait grandi et que son corps s'était transformé, une mère toujours à la mettre en garde contre le monde extérieur, en particulier contre les garçons dont elle ne se lassait jamais d'énumérer les vices; ni son frère qui, parce qu'il avait deux années de plus qu'elle, pensait que cela lui donnait un droit de regard sur ce qu'elle faisait ou ce qu'elle disait et lui interdisait de participer à certains rassemblements de jeunes au pied des tours en fin de semaine.
D'abord, elle ne s'occupa qu'à analyser ce qu'elle ressentait face à cette nouvelle liberté: elle soupira d'aise, elle émit un gloussement aigu, comme au collège face à un prof, pour montrer sa décontraction et son indépendance, elle étendit les bras et les jambes, remonta un peu son T-shirt pour sentir l'air frais lui caresser le ventre, imagina qu'elle pourrait disparaître à tout jamais, rien qu'en dépassant le petit bois au bout du chemin et en se perdant dans la nature, - un instant, elle vit devant elle les têtes que feraient les autres de la famille à l'annonce de sa disparition. Qui la regretterait vraiment? Son père, peut-être, parce qu'il perdrait ainsi le seul moyen de satisfaire sa libido dégueulasse sans rien risquer. Mais à part ça? Devoir admettre que son départ ne dérangerait pas vraiment ses proches la fit renoncer à son projet à peine ébauché.-, trouva que la brise fraîchissait sur sa peau, que le bois au loin paraissait un peu sombre et décida que, finalement, sa vie dans la cité n'était peut-être pas idéale mais qu'au moins, elle la connaissait et ne risquait guère de se voir confronter à l'imprévu.
Alors qu'elle se relevait du talus où elle s'était assise, elle perçut plus qu'elle ne vit, du coin de l'œil, un mouvement dans les herbes hautes. Un serpent? Une vipère? Elle avait failli se faire piquer! Tout ça en imaginant des bêtises! Elle aurait pu mourir. Mais en se penchant un peu pour essayer de se faire une idée sur la cause de ce bref mouvement, elle aperçut presque aussitôt ce qu'il lui fallu bien reconnaître comme étant un crapaud. On peut se demander comment Marie-Luce, qui ne faisait qu'à peine la différence entre une chèvre et un mouton, avait pu identifierle crapaud, car il s'agissait bien de lui, et ne pas le confondre avec ce qui, tout de même, est plus connu: la vulgaire grenouille de nos mares et de nos étangs.
Eh bien, Marie-Luce, dans sa jeune vie, avait lu. Un livre. Un seul. Chez le dentiste, dans la salle d'attente, elle avait calmé son anxiété avec le seul livre qui restait sur la table basse: un livre de contes. Elle était déjà un peu grande pour ce genre de lecture, et puis elle n'aimait pas lire, mais il lui fallait à tout prix oublier la torture qu'elle imaginait l'attendre derrière la porte capitonnée qui lui faisait face et où, tout à l'heure, avait disparu un vilain monsieur habillé en blanc avec des poils partout dans les oreilles. D'abord, elle avait regardé les illustrations, nombreuses dans ce livre pour enfants, puis, sans même s'en apercevoir, elle avait glissé vers le texte et, finalement, l'avait dévoré. Cette histoire de crapaud qui, parce qu'une jeune princesse lui donnait un baiser, se transformait en prince charmant, lui avait plu. Elle avait tout de même pensé un instant que rien n'était vrai dans ce récit mais elle n'en était pas sûr. Et puis, se transformer, elle, pour un instant en princesse ne lui était pas désagréable.
(à suivre...)
samedi 17 octobre 2009
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6 commentaires:
Je ne sais pas s'il s'agit d'une fiction ou non, l'avenir nous le dira, mais elle n'est pas gâtée la petite.
Fiction, Olivier: le libellé est "textes". Pour ne pas être gâtée, elle ne l'est pas, et tu verras: ce n'est pas fini! (Enfin, je pense, car la suite n'est pas écrite!!)
Chouette, une histoire. Je reprends une poignée de popcorn au caramel en attendant la suite. Dis vite, il est bogosse, le Prince ?
Ça, Lancelot, c'est le crapaud qui le dira! Et puis, doucement sur le popcorn, hein!
Et je la vois d'ici Marie-Luce (Marie-Lumière !) assise sur son talus et se demandant : touch or not touch ?
Parce que y a quand même un risque, hein, les princes ne sont plus ce qu'ils étaient ! Et ça, elle doit déjà le savoir un peu, non ?
Mais j'anticipe...
Mais sais-tu que tu aurais pu être sorcière, Karregwenn, à me deviner ainsi, aussi aisément? Alors maintenant continue tes prédictions: que va-t-il arriver à cette chère Marie-Luce?
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