Tout enfant, il avait une vieille boîte à dragées rose pour mettre ses quelques pièces de monnaie, une de ces boites allongées ou l'on trouvait, en plus des crottes blanches, de petites perles brillantes qui craquaient aussi sous la dent.
D'où sortait cette antiquité, il ne le savait pas mais la conservait précieusement pour y cacher son trésor. Comme elle ne fermait plus très bien, il y avait assujetti un gros élastique épais pour la rendre hermétique.
Ainsi, chaque fois qu'il récupérait une piécette, quelques centimes qu'on lui donnait ou qu'il trouvait dans la rue, car la famille n'était pas riche, il les rangeait pieusement à l'intérieur et faisait promptement disparaître ce coffre-fort derrière les livres de la Bibliothèque Verte qu'il possédait déjà et qui remplissaient la vitrine du cosy où il couchait avec son frère. Le cadet ne lisant pas, il y avait peu de chances qu'il découvre le pot-aux-roses.
Lorsqu'il était parvenu à la somme, pour lui rondelette, de 1,25 fr, il attendait avec impatience le samedi pour avoir la permission de faire à pied les quelques kilomètres qui séparaient le hameau du bourg où se trouvait la librairie. Peut-être ne faudrait-il pas employer ce mot pour désigner la minuscule boutique où s'entassaient les cordes à sauter pour les filles, les modèles de voitures miniatures pour les garçons (mais jamais il ne fut tenté) et qui vendait aussi des bonbons, des journaux et des tas d'autres articles dont il ne souvient plus aujourd'hui. Un bazar donc, plutôt qu'une librairie comme on a coutume de les imaginer. Mais c'est là qu'il acheta ses premiers livres, dont il lui reste encore quelques-uns maintenant, un peu abîmés par l'humidité d'une cave où son père les relégua plus tard, odorants comme un sous-bois à la chute de l'automne.
Au début, il aimait particulièrement les histoires d'animaux: chats, chiens, chevaux étaient ses compagnons du soir, pendant le court instant où il était permis de lire. Ensuite il fallait éteindre car l'électricité coûtait cher et à quoi pouvait bien servir la lecture? Mais lorsque, de la chambre des parents provenait le ronflement sonore du père, il se glissait sous les draps et lisait encore à la faible lueur de la lampe électrique. C'est sans doute ce plaisir caché qui lui valut, très jeune, de porter des lunettes.
Puis il aima les romans d'aventures, Jules Verne surtout, et les romans policiers. Il ne savait pas encore, à cet âge-là, que des années plus tard il allait rencontrer le père de Michel, son héros préféré: Georges Bayard. L'eût-il su qu'il en aurait sans doute pleuré de joie, sans pouvoir fermer l'œil de la nuit. Mais, à cette époque, les écrivains étaient plus rares qu'aujourd'hui et le faisaient rêver.
Puis il aima tout: il passa des livres pour enfants à Hugo et Balzac. Balzac! Il le dévorait, il vivait intérieurement dans cet univers, et il ne savait pas non plus que, parvenu à l'âge des examens et des concours, ce sont justement ces lectures qui allaient lui permettre d'en réussir quelques-uns. Non, à ce moment-là, il lisait pour le plaisir, pour la passion, partout, n'importe où, cachant le livre sous ses vêtements quand on le lui interdisait, à l'heure de garder le troupeau de chèvres et de moutons par exemple.
La petite boîte rose était toujours là mais ne servait plus guère: elle n'aurait pu contenir tout l'argent nécessaire pour acheter tout ce qu'il dévorait. Il allait maintenant dans les bibliothèques et empruntait. Il aimait bien, collé à l'intérieur du livre, le petit papier qui portait les tampons des jours de restitution: il imaginait, grâce à lui, tous ceux qui l'avaient précédé dans la lecture de ce même roman, les passages qui leur avaient plu, ceux où ils s'étaient arrêtés plus longuement. Le livre en devenait vivant, respirant. mais c'est aussi cet aspect qui ne lui plaisait pas dans le système du prêt. Au bout de quelques semaines, il fallait rendre l'ouvrage qui regagnait les rayons de la bibliothèque ou passait dans d'autres mains. Ainsi ne pouvait-il aimer que de passage et lui, il était fidèle. Il aurait voulu posséder tous ces livres, rien qu'à lui, à lui seul, sans partage.
La petite boîte rose abrita alors des timbres car il en faisait aussi la collection. Une autre façon de rêver, un autre voyage à vivre. Aujourd'hui, alors qu'il écrit ce texte, elle est juste derrière lui, dans la bibliothèque qui déborde de volumes, pas cachée mais ensevelie, et elle contient toujours des timbres, quelques doubles qu'il garde pour les échanger et qu'il n'échangera jamais, il le sait maintenant.
S'il veut un livre, il n'a plus à attendre d'avoir amassé grain à grain le pécule nécessaire, il n'a plus à parcourir des kilomètres dans la campagne pour arriver au saint des saints. D'ailleurs, la petite boutique a disparu: après avoir résisté pendant des dizaines d'années (il y a encore à peine un an, elle était toujours là, avec sa devanture en petit carrelage bleu profond qui lui donnait l'air d'une salle de bains), elle a cédé la place à un autre commerce dont il n'a pas pris la peine de vérifier l'identité en passant devant en voiture à la sortie du cimetière.
Il lui suffit de se rendre au centre commercial voisin et de présenter sa carte bleue. Il peut même (et il le fait très souvent) s'acheter plusieurs livres à la fois. Combien de temps passait-il, quand il était enfant, à choisir dans la boutique celui qu'il allait emporter et qui serait l'unique? La marchande devait le connaître et l'aimer car jamais elle ne se plaignit de devoir attendre parfois longtemps avant de voir déverser sur son comptoir une avalanche de petite monnaie que parfois, elle ne recomptait même pas.
Ce livre unique avait un autre goût alors. Il allait être celui qui accompagnerait son imagination et ses rêves pendant de longs soirs, de longues semaines quand il lui arrivait de relire. Il avait été acquis de haute lutte contre la pauvreté et l'opinion générale du village qui voulait lui faire croire que la lecture était une occupation de fainéant (seule, sa mère et quelques-unes de ses amies à elle semblaient s'y adonner sans complexe). Encore ce soir, il se souvient de l'odeur de chacun, de ses illustrations, du plaisir ressenti, même si les histoires engrangées se sont depuis longtemps effacées de sa mémoire, de la passion mêlée à la crainte d'être découvert car, pris dans l'histoire, il n'entendait pas toujours l'adulte se relever pour le surprendre.
Tous ses livres sont autour de lui, les anciens, jaunis et poussiéreux que parfois il feuillette un instant et qu'il reconnaît tous comme un berger connaît chacune de ses bêtes, les plus récents, lus ou pas encore, qui attendent de se forger un passé, une histoire commune avec lui et les derniers venus, à part dans un coin de la pièce, comme si, avant d'entrer dans la famille, ils devaient subir une sorte de quarantaine, mériter l'adoption car elle sera définitive.
Ils les aiment, ses livres, si bien nommés qu'il suffit de changer une seule lettre de leur nom pour devenir libre soi-même. Que serait-il sans eux? Question sans réponse car au-delà de la fiction la plus folle.
lundi 5 octobre 2009
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8 commentaires:
C'est curieux de "se lire" ainsi dans le discours d'un autre...La magie de l'enfance, le trésor dans sa boite, cette chaleur surtout...
Signe de l'âge et du désir de se le rappeler ? Besoin de sécurité ? Ou nostalgie des temps heureux de l'insouciance et de l'espoir d'une autre vie, mieux encore...
Ce en quoi je me retrouve surtout, moi, c'est le dilemme de devoir passer par l'argent pour accéder à ce monde-là. Quand j'étais gamin, ça me faisait extrêmement souffrir. Je n'arrivais pas vraiment à comprendre. Mes parents trouvaient que je lisais trop, alors ils acceptaient de me donner de l'argent pour ça, mais au goutte à goutte... Dans mon village, il n'y avait pas de bibliothèque municipale. Alors j'empruntais à des amis, pour qui ce n'était pas aussi important, et quelquefois je devais supplier (alors que pour eux lire n'avait pas autant d'importance) parce que leurs parents à eux s'y opposaient, stupidement (des fois que j'allais les déchirer, ou les manger, leurs livres....). Ce que j'ai pu en baver, pendant des années, à cause de ça.
Compliquées les histoires de livres et d'enfance. Chez nous il y avait des livres, pour les grands, auxquels je n'avais pas droit de toucher, "c'est pas pour les enfants". Mes parents m'achetaient des livres pour les filles, bibliothèque Rouge et Or. Mieux que rien, mais bon...Je piquais dans les Jules Verne, Stevenson et Jack London de mon frère. Bibliothèque Verte. Aaaaaah ! le paradis. Plus tard j'ai piqué ailleurs et j'ai dévoré les livres "pas pour les enfants" (Balzac)je n'aimais pas, je trouvais ses personnages trop mauvais, toujours à essayer de se détruire.
Les bibliothèques, pas mon truc. J'aime aussi plus que tout entasser, regarder, respirer mes vieux bouquins, les relire...Maintenant j'achète des bouquins d'occase, parfois il y a les noms des anciens propriétaires, parfois des notes, j'adore ça.
C'est un joli souvenir, mais comment était la boîte à dragées ? En carton et couverte de tissu ou bien en fer ?
En carton rose, sans tissu. Allongée et peu profonde. Peut-être à l'origine (mais je ne m'en souviens pas et ai-je pu créer le souvenir) y avait-il du tissu satiné mais à l'intérieur.
Ma mère, une seule fois, m'a dit comme à toi, K.: "Ce n'est pas pour ton âge!". Une seconde après, elle corrigea: "Oh, et puis, après tout, si tu aimes lire...". J'ai eu beaucoup de chance sur ce coup!
Manque de bol, le livre en question, c'était 'Les amitiés particulières' de Peyrefitte. Et voilà le résultat, quelques décennies plus tard. Ahlàlà... Madame Calyste s'en est bien mordu les doigts par la suite, de son laxisme 'sur ce coup-là'... La perversion d'une âme innocente peut tenir à des riens, quelquefois, vous savez....
Même pas: c'était du Zola. Tu me diras, pour pervertir une âme innocente....
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