La croyance populaire dit que nous avons tous notre sosie. Plusieurs fois, on m'a vu à tel ou tel endroit, à pieds, à vélo,..., alors qu'il ne s'agissait pas du tout de moi. D'ailleurs, les rares fois où je me suis trouvé face à face avec ces prétendus sosies, je n'ai guère admis une ressemblance frappante.
Mais hier, j'ai eu un choc : alors que j'étais arrêté à un feu est passé devant moi un homme qu'éberlué, j'ai pris d'abord pour un ancien ami. Or cet ami est mort depuis plusieurs années et l'inconnu avait approximativement l'âge qu'il avait au moment de son décès. Ce qui accentua le choc.
Cet ami eut une vie passablement mouvementée. Fils de gros propriétaires terriens de Bourgogne, il entama des études d'ingénieur de façon brillante. Et puis, un jour, sans que personne n'en sût jamais la raison, il abandonna tout et mena une vie vagabonde fortement imprégnée d'alcools en tous genres. Je l'ai connu alors qu'il avait une trentaine d'années et qu'il venait parfois se réfugier pour un soir ou quelques jours dans la communauté où je logeais à l'époque.
Je l'aimais bien car, à jeun, il avait une conversation intéressante, ne manquant pas de culture, en particulier littéraire. Mais bien vite, après quelques verres, il devenait très pénible, traitant tous les autres de cons, de ratés, alors que lui se vantait d'avoir des relations dans le "grand monde". Des femmes, en particulier, fort sensible à son charme (que je n'ai jamais décelé) et parlant une dizaine de langues.
Lorsque je pris un appartement avec Pierre, cela lui fit un havre de plus et nous le voyions régulièrement débarquer, en général au moment des repas. Il vécut même chez nous pendant à peu près six mois. Il avait trouvé un travail intérimaire et semblait vouloir s'en sortir. Chaque matin, nous lui donnions 10 francs, ce qui couvrait alors ses frais de transport, de nourriture et de cigarettes. Il était payé en fin de semaine et nous rembourserait, disait-il. Mais, le vendredi soir venu, il disparaissait et ne refaisait surface que le lundi, fauché comme les blés. Il avait bu sa paye.
Nous voulûmes, afin de l'aider, lui faire rencontrer un ancien AA (Alcoolique Anonyme). Le moment fut orageux : il prétendait ne pas avoir de problème de ce côté-là et souffrir simplement d'une paresse du foie. Nous avions, par précaution, rapatrié les bouteilles d'alcool dans nos chambres respectives. Il trouva le moyen de s'y introduire pour boire en cachette, la nuit.
Un jour, il nous proposa de nous présenter ses "amies" et nous emmena dans un bar louche du sixième arrondissement. Il fut effectivement accueilli comme un prince, mais par des entraîneuses de bas étage qui le prenaient visiblement pour un pigeon bon à plumer, ce qu'elles faisaient chaque fin de semaine.
Un jour, nous arrêtâmes les frais et le rapatriâmes dans sa famille, en Bourgogne. Ses parents l'accueillirent bien qu'ils ne l'aient pas vu depuis des années et malgré l’opprobre que l'on sentait peser sur lui dans tout le village.
Il y resta un an ou deux et, un jour, nous apprîmes sa mort qui survint dans des conditions particulièrement dramatiques : alors qu'il rentrait chez lui de nuit, après avoir passé une soirée bien arrosée dans un bar d'un village voisin, il fut sans doute trompé par le brouillard et les vapeurs d'alcool mêlés. On découvrit son vélo au bout de quelques jours, au bord d'une rivière. Il fallut ensuite quelques jours encore avant de retrouver son corps dans les eaux de la Saône, où la rivière se jetait. Était-ce un suicide ou un accident ? Personne ne le sut jamais, pas plus que ce qui l'avait fait basculer d'une vie rangée à celle de pochtron.
Malgré de mauvais souvenirs des six mois où nous l'avions hébergé et qui s'étaient souvent transformés en cauchemar, je fus touché par sa mort. Mais n'était-elle pas la suite logique d'une vie tout entière vouée à sa propre destruction ? Il s'appelait Roland mais se faisait appeler Mam's.
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7 commentaires:
Le mystère de ces vies qui bifurquent, et en général pas vers la facilité, me fascine.
Une sacrée histoire. Je pense que je n'aurais pas pu accompagner quelqu'un comme ça aussi longtemps que vous l'aviez fait, mais je sais que le contexte n'avait rien à voir. Le prénom m'a interpelé, c'est celui de mon père. L'alcoolisme est un fléau et je sais quels enfers cela engendre pour la personne atteinte et souvent pour l'entourage. Et l'alcoolisme peut arriver à n'importe quel âge, comme c'est arrivé à un ami de mon père, qui s'en est heureusement sorti, mais pas sans douleur.
Les sosies, c'est vrai que j'en ai vu, mais ils étaient bien imparfaits. Et me concernant, on m'a dit par trois fois que l'on avait vu un double de moi. La dernière fois, une personne, rencontrée sur le parking de mon travail qui a pensé que j'étais le policier ou le gendarme qui l'avait verbalisé la veille. Il a eu du mal à croire que je ne faisais pas partie des forces de l'ordre.
Plume : moi, il m'effraie, nul n'étant à l'abri.
Cornus : au départ, nous ne pensions pas que cela durerait aussi longtemps.
Tout à fait d'accord avec toi (fut un temps où je n'en fus pas loin !). Mais quand je disais fasciner c'est que je voudrais comprendre.
Plume : j'ai essayé mais rien ni personne n'explique totalement ce genre de naufrage, peut-être même pas celui qui en est victime
J'ai été voir au cinéma Au bord du monde, sur quelques-uns de ceux qui, à Paris, vivent dans la rue. Le réalisateur, dans une interview, disait qu'il y avait toujours une fêlure - qu'il y avait bien sûr le facteur économique, social, tout ce que l'on veut, mais qu'il y avait toujours une fêlure. L'un d'entre eux avait été juge de paix (ou quelque chose d'approchant, je ne sais plus). En en écoutant certains, on avait vraiment l'impression d'entendre Estragon ou Vladimir...
J'ai l'impression que souvent, dans le cas de l'alcool, on retrouve cette même fêlure, ou ce vide que les litres et les litres d'alcool ne parviendront pas à remplir. J'ai pensé à mon ami Jean-Philippe en te lisant, aux bouteilles que l'on a retrouvé cachées partout chez lui à sa mort - alors même qu'il vivait seul le plus clair de son temps : à qui les cachait-il ?
Christophe : ce qui est le plus angoissant, c'est que l'on se dit que ça peut arriver à n'importe qui, même à soi-même, car nous sommes tous de l même étoffe.
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