Deux frères vivaient dans la même maison. L'un s'appelait "Je serai" et l'autre "J'étais". Ils s'aimaient bien tous les deux et ne pouvaient se séparer l'un de l'autre, malgré la différence d'âge: Je serai était tout jeune, tout fou. On disait de lui qu'il était beau, qu'il était promis à un bel avenir, que le monde allait bientôt lui appartenir. J'étais, son aîné de beaucoup, n'avait plus grand chose qui étonne les autres. On le regardait à peine tant son petit frère était plus souriant et fougueux que lui. Certains évoquaient en catimini le nombre croissant de rides sur son visage, les plus pervers lui reprochaient même de ne pas essayer de les cacher.
Je serai était bavard et l'on écoutait lorsqu'il parlait, ses parents surtout, et ses professeurs. Il avait des tas d'amis tout aussi ambitieux que lui et tout aussi bavards. Quand ils bavardaient tous à la fois, c'était une vraie volière, où plus personne n'entendait la voix de l'autre. Moi qui est une bonne oreille, je peux vous confier un secret: ils disaient tous la même chose.
J'étais préférait être seul ou alors en petit comité. Quelques vieux copains de son âge, parfois, pour passer une soirée à se rappeler des souvenirs. Là aussi, souvent, chacun parlait dans son coin, dans sa barbe pour ceux qui en avaient une, grisonnante et mitée.Mais ça n'avait pas d'importance: tous savaient depuis longtemps ce que l'autre disait. Quand l'un d'entre eux venait à disparaître, n'importe lequel pouvait reprendre la même histoire, à sa façon, mais c'était bien la même histoire.
On disait qu'ils avaient un troisième frère, mais on ne le voyait jamais: il était toujours ailleurs et, quand on croyait le trouver quelque part, il n'était déjà plus là. Insaisissable, celui-là. Il s'appelait Je suis et aucun de ceux qui fréquentaient leur maison ne pouvait prétendre le connaître parfaitement. Un jour comme ci, un jour comme ça, comme le ciel et les nuages.
Pourtant, parfois, Je suis observait ses deux frères et tirait de son observation des connaissances qui, curieusement, l'aidaient à vivre, lui. Ainsi avait-il découvert que Je serai croyait dur comme fer à tout ce qu'il disait mais qu'au fil des années, sa faconde se tarissait peu à peu. Oh! rien de bien visible à un œil insuffisamment exercé, à une oreille pas assez attentive. Mais le fait était là: Je serai apprenait de jour en jour, d'année en année, à se taire. Ses certitudes fondaient comme neige au soleil.
Au contraire, J'étais, bien que souffrant en secret de son pronom érodé qui lui rappelait trop le temps qui passe et le corps qui s'affaisse, semblait, à Je suis qui prenait la peine de porter son attention sur lui, de plus en plus heureux, de plus en plus serein. Bien sûr, lorsque, pour la première fois, il évoquait un vieux souvenir, une histoire ancienne, il hésitait parfois, non que sa mémoire défaille mais parce qu'il se demandait s'il ne la créait pas, cette mémoire, en parlant. D'ailleurs, Je suis soupçonnait J'étais d'écrire aussi, quand il était seul. Pourtant, lorsque Je suis assistait, rarement, aux soirées de son frère, il se rendait compte qu'une fois le premier doute passé, le souvenir évoqué, l'histoire racontée prenaient une sorte de rondeur comme seuls en ont les faits réels. Il n'aurait pas accuser J'étais de mensonge! Non, simplement, il aurait pu dire de lui que c'était un créateur de vérité. Et cette vérité-là était belle.
Alors, au fond de son cœur, un beau jour, Je suis se mit à préférer J'étais à Je serai. L'histoire ne dit pas s'il eut raison.
vendredi 12 octobre 2012
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6 commentaires:
Alors là Calyste, je n'en reviens pas. J'ai lu ton texte en écarquillant les yeux et la bouche ouverte comme une vieille sardine hors de l'eau. Ça va faire long comme comm, mais voici un truc que j'avais pondu il y a qques années, et peut-être mis sur mon tout 1er blog mais pas sûr. Tu vas comprendre ! Quelle rencontre incroyable ! Même si ma fin est un peu moins optimiste que la tienne...
LE BEL AUJOURD'HUI
Ils sont cinq et occupent une grande maison un peu délabrée. Le plus âgé s’appelle Autrefois, un costaud et un beau visage aux traits marqués, une forte personnalité. Il occupe le terrain, comme on dit. Pas une conversation où il n’ait son mot à dire. Pas une initiative ou un projet où il ne mette son grain de sel. Aux dires des autres il est un peu envahissant, limite chiant. Mais quel charme ! Si les autres essayent de le virer, ils sont malheureux comme les pierres et s’il ne revient pas de lui-même, ils le supplient de reprendre sa place, toute sa place. Pendant un temps il se tient tranquille.
Ensuite viennent Hier et Avant-Hier. Deux frères inséparables. Belle gueule eux aussi mais un sale caractère. On ne compte pas les occasions où ils ont failli tout faire capoter dans la communauté. Ces deux-là n’ont pas leurs pareils pour les allusions perfides, les vérités qui blessent. Ils savent aussi manier à la perfection les silences trop longs, les regards lourds de sens. Que font-ils là ? Pourquoi les supporter ? Ils ont construit la maison et en assurent l’entretien.
Les deux plus jeunes de la bande se nomment Demain et Un Jour. Un jeune couple un peu incertain. Ils ne sont pas très actifs, passent beaucoup de temps en bavardages, ils reconstruisent le monde chaque nuit, s’enthousiasment à tort et à travers. Deux jeunes innocents égoïstes mais adorables, attendrissants.
La vie n’est pas facile tous les jours dans la grande maison. Les sujets de dispute ne manquent pas. Rares sont en vérité les moments où tout ce petit monde s’accorde.
Mais ils ne se quitteront pas. Ils se tiennent les uns les autres. Car il y a entre eux un cadavre dans le placard.
Dans la cabane au fond du jardin plutôt. Un cadavre vivant. Il s’appelle Aujourd’hui. Il aurait tout pour être heureux. Pas mal du tout, plein d’élégance, intelligent et sensible. Trop. C’est ce qui l’a perdu. Il ne sait pas lutter. Une sorte de paresse le paralyse. En un rien de temps il s’est retrouvé écrasé, piétiné par les cinq autres, il n’a rien vu venir. Il reste étendu sur son lit et s’épuise
lentement. Hier et Avant-Hier le nourrissent, chichement, et le tarabustent sans pitié en lui ressassant de vieilles histoires. Demain et Un Jour vont lui raconter leurs projets, sans se douter de la torture que ce mot est pour lui, sans voir ses larmes de désespoir. Seul Autrefois sait le consoler mais Autrefois est trop vieux, et bizarrement, lui la grande gueule, il se trouve désarmé devant Aujourd’hui, il ne trouve pas les arguments qui pousseraient à la révolte.
Les voisins ne voient rien et bien sûr les Services Sociaux de la Grande Cité ne seront pas alertés.
J'ai beaucoup aimé cette personnification de notre éternel tiraillement. Magnifique petit texte !
C'est si dur d'être Je suis...
Mais oui, moi aussi, je n'en revenais pas, je me suis dit il a pompé Plume, ça n'est pas possible !
Oh Karagar ! La vilaine idée que voilà...Calyste et moi avons parfois de bien mystérieuses rencontres de l'imaginaire !
Cela m'a plu. Cela m'a fait un drôle d'effet de lire cette histoire. Etait-ce le souvenir enfoui du texte de Plume ?
La plume: c'est effectivement troublant. Mais je ne connaissais pas ton texte, Plume. Comme tu le dis: communion d'imaginaire.
Kynseker: heureux de vous relire! J'ai vu votre billet chez vous, et suis content que vous vous soyez remis à écrire.
Karagar: vilaine idée, je confirme!
Cornus: ainsi aurez-vous la version féminine et la masculine! Finalement assez proches!
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