Hier soir, retrouvailles avec le TNP à Villeurbanne. Depuis combien d'années n'y avais-je plus mis les pieds? J'avais arrêté d'y prendre un abonnement, saturé de théâtre allemand d'avant-garde, de snobs insignifiants et de la quantité pléthorique d'enseignants dans la salle. J'avais parfois l'impression de me retrouver au boulot, dans tout ce que je n'y apprécie pas.
La grande salle du bâtiment principal étant en travaux pour longtemps encore, c'est dans la petite salle de la rue Louis Becker que se donnait Philoctète, de Jean-Pierre Siméon, "variation à partir de Sophocle". Je me souvenais un peu de cette pièce du tragique grec que j'avais étudiée à l'université. J'en avais vaguement retenu l'argument: Philoctète, prince grec embarqué avec Ulysse pour combattre les Troyens, se voit abandonné par celui-ci sur une île déserte, Lemnos, à cause de l'odeur épouvantable que dégage la blessure putride qu'il s'est faite accidentellement au pied.
On n'aurait sans doute plus entendu parlé de lui s'il ne possédait l'arc et les flèches d'Héraklès dont le pouvoir divin était le seul, selon les oracles, à pouvoir venir à bout des remparts de la ville ennemie. Ulysse, toute honte bue, est contraint de revenir à Lemnos pour récupérer par la ruse l'arme précieuse qu'il donnera à Néoptolème, fils d'Achille, en qui le devin voit l'auteur de la chute de Troie.
Siméon a, grosso modo, gardé la même intrigue, montrant le roi d'Ithaque perfide et roué à souhait, un Néoptolème plus hésitant que son aîné et interrogeant sans cesse sa conscience tourmentée, un Philoctète enfin à la fois émouvant de par son châtiment immérité, sa solitude infinie (un moment magnifique que celui où, rencontrant de jeunes soldats grecs, il leur demande de parler encore, de poursuivre pour que lui puisse s'enivrer de ces sons qu'il n'a plus entendus depuis si longtemps: la musique d'une voix humaine) et admirable de détermination nourrie de sa haine des grecs.
Laurent Terzieff, dans le rôle de Philoctète, est fantastique. Squelettique, le teint cireux, presque vert, il traîne sa vieillesse comme un poids et soudain se redresse et se tient droit, hiératique, face à son destin et à ceux qui veulent le contraindre. L'acteur est totalement habité par son personnage et s'élève à cent coudées des autres comédiens, très jeunes pour la plupart, tous bons mais à qui il manque encore la patine du temps pour qu'on oublie en les écoutant qu'ils sont des rôles de fiction et que l'on voit en eux l'homme qu'ils interprètent.
Je me suis surpris plusieurs fois, dans la soirée, à me demander comment l'on pouvait à ce point faire croire que l'on était un autre, sans efforts, sans effets apparents, comme si l'on était bien sur une île grecque dont le seul paysage est un rocher brûlé de soleil et le seul habitant un vieillard fatigué mais digne, détruit par sa douleur physique et les réactions de répulsion que produit l'odeur de sa blessure. J'ai même pardonné à Terzieff quelques défauts d'articulation, parfois, qui rendaient encore plus crédibles, finalement, les élancements de sa souffrance.
La mise en scène très dépouillée de Christian Schiaretti fut une autre source de plaisir dans cette soirée partagée avec Frédéric qui s'était chargé de prendre les places et est ressorti aussi charmé que moi de ce qu'il venait de voir. Un grand rideau métallique barre la scène et la réduit à un espace restreint inondé de lumière: de ce côté-ci, les pentes arides du rocher perdu en mer, de l'autre, dans l'ombre, l'antre de Philoctète, la tanière de la bête puante, son voile et sa sécurité. Parfois, le rideau se soulève un peu, pour laisser passer le vieillard, pour permettre qu'apparaisse, auréolé d'un léger halo de lumière, le casque de guerrier du héros, à jamais posé sur le sol, inutile.
Alors, pourquoi, à la fin, briser le poids de la tragédie, du fatum antique, en modifiant la conclusion de la pièce? Chez Sophocle, il me semble me souvenir qu'une fois Ulysse parvenu à ses fins, il repart pour Troie, abandonnant cette fois-ci définitivement Philoctète sur son rocher, le condamnant à une mort solitaire, dépouille déchiquetée par les rapaces puis séchée au soleil implacable.
Siméon, lui, a recours, au stratagème éculé du "deus ex machina", (le dieu qui sort de la machine théâtrale pour dénouer une intrigue trop embrouillée): les protagonistes ne parvenant pas à se mettre d'accord, Héraclès en personne apparait pour indiquer clairement les intentions de l'Olympe. Philoctète doit se rendre à Troie sur les bateaux d'Ulysse, celui qui l'a trompé autrefois, et, en compagnie de Néoptolème, participer à la bataille qui verra la ruine de l'opulente cité. Tous se plient à ses ordres et Philoctète, en guise d'adieu à Lemnos, salue une dernière fois la source claire qui fut sa seule compagne de solitude. Le procédé, un peu grossier à mon avis et surtout contraire au mouvement de la pièce, est rendu cependant acceptable par une astuce de mise en scène que, personnellement, j'ai trouvée très belle.
Place Lazare Goujon, quand nous sommes sortis du théâtre, il faisait très froid, insolite contraste avec l'évocation de l'île déserte, mais j'ai bien vite retrouvé mes esprits pour quelques photos nocturnes enneigées. Pendant que je les prenais, Frédéric, lui, semblait encore rêver, bercé par le chant de la mer sur un rivage méditerranéen.
mardi 5 janvier 2010
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2 commentaires:
Laurent Terzieff ! Sur le moment j'ai eu du mal à croire qu'il puisse encore être sur scène. J'étais si jeune quand je l'ai vu. Mais, bon...il n'était pas vieux non plus. Un de mes seuls "monstres sacrés".
Moi, j'ai même cru qu'il était déjà mort. C'est dire. J'ai eu la joie de l'avoir une fois au téléphone, brièvement et il y a très longtemps, chez un ami parisien qui le connaissait. Je ne me suis "moralement" pas lavé l'oreille pendant des mois....
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