Pour écrire sur elle, j'avais besoin de temps, de recul, de courage aussi. Sa mort l'été dernier m'a été douloureuse. Je sens encore aujourd'hui son absence. Je l'ai évoquée plusieurs fois, je voulais y revenir, plus longuement, au plus près de la tendresse qu'elle m'a inspirée.
Kicou, ce n'est pas son vrai prénom, bien sûr, mais je l'ai toujours appelée ainsi, et tous ceux qui la connaissaient aussi. A sa naissance, son père était prisonnier de guerre. Sa mère, de famille catholique un peu étroite, l'avait baptisée Marie-Joseph. Quand le soldat est rentré, il n'était plus temps de faire machine arrière: il a donc choisi, pour lui, un surnom, celui de Kicou, et c'est ce surnom qui s'est imposé naturellement tout au long de sa vie. Jamais je n'ai entendu quelqu'un la nommer autrement, sauf moi parfois pour l'embêter.
Kicou était en adoration devant son père, un peintre et sculpteur qui enseignait aux Beaux-Arts et avait un petit atelier dans le vieux Lyon, près de la Cathédrale. C'est là qu'elle a passé de longs moments à le regarder travailler, façonner, créer, et elle en a pris le désir et le goût. J'ai vu quelques-unes des œuvres de ce père que, bien sûr, je n'ai jamais connu. Ses sculptures sur bois surtout me plaisent, souvent buste ou silhouette de femme aux lignes pures et reposantes. Elle les avait toutes conservées, à Lyon ou à la campagne.
J'ai connu Kicou en 1980, lors de mon entrée dans l'enseignement privé. Je venais d'une dernière année de maître-auxiliaire dans le public et obtenais enfin, après un an ailleurs, un poste définitif. De quoi me rassurer, moi qui détestais ne pas savoir à quelle sauce j''allais être mangé l'année suivante. L'intégration ne fut pourtant pas tout à fait évidente. Dans toutes les banlieues que j'avais fréquentées, j'avais eu affaire à des enfants de milieu social simple et cette année-là, j'enseignais dans un LEP à des élèves plutôt difficiles. Dans le collège que j'intégrais, il en allait tout autrement: familles de la vieille bourgeoisie de l'ouest lyonnais ou nouveaux riches n'ayant pas encore digéré leur nouveau statut. Je me sentais mal à l'aise au milieu de ces enfants qui passaient une grande partie de leur temps à comparer leur tenue et à se battre à grands coups de marques de prestige. J'étais tellement mal à l'aise dans ce microcosme que je songeais sérieusement à m'en aller.
C'est principalement Kicou qui m'a fait rester. Elle avait en Arts les troisièmes dont on m'avait catapulté professeur principal. Elle vit très vite qu'entre eux et moi, le courant ne passait pas. Et j'avais avec eux plus de dix heures de cours, entre le français, le latin, la musique (oui, oui!) et les heures dues en tant que professeur principal. Elle intervint avant que la situation ne se dégrade définitivement. Elle eut une idée de génie: organiser un week-end ailleurs, à la campagne. Et j'eus l'heureuse inconscience d'accepter. Nous voilà partis pour la vallée de la Tarentaise où un mien ami prêtre habitait un presbytère suffisamment grand pour nous recevoir.
Ballades à pied, préparation de la cuisine en commun (des crozets, sortes de pâtes savoyardes carrées, qui tiennent bien au ventre et que l'on doit arroser de gruyère pour leur donner du goût), veillée dans la salle paroissiale, nuit assez agitée (les garçons dans deux pièces, les filles dans une autre, et moi souvent dans le couloir pour refroidir toute velléité d'échanges nocturnes): tout ce qu'il fallait pour retisser des liens, ou les tisser puisqu'ils n'avaient jamais existé, entre eux et moi. Une photo, dans le train du retour, montre l'ambiance nouvelle qui s'était installée et a duré au collège tout le reste de l'année. Kicou faisait sans cesse allusion à cette photo: on m'y voit de dos, les fesses moulées dans un jeans, comme c'était la mode à l'époque et j'étais tellement maigre qu'elle a toujours comparé mon postérieur à deux petites pommes qui perçaient la toile usée.
Kicou, ce fut ensuite, avec des sixièmes, un projet de "spectacle" sur le conte d'Andersen, La Petite Poucette. Travail énorme de choix des épisodes à conserver, de dessins de ces épisodes, de photographies pour les convertir en diapositives, d'enregistrement des voix choisies selon les personnages à incarner (le fils d'une de mes collègues y a perdu la sienne, à vouloir imiter trop parfaitement le crapaud), de morceaux musicaux à mixer avec les voix et le fondu enchaîné des diapos. Avec un matériel rudimentaire, bien sûr. Le dernier jour avant de livrer le résultat à notre public, alors que nous mettions la dernière touche à notre travail, tout s'est lamentablement détraqué: les bandes son ont craqué, une diapo a brûlé et menacé le reste de destruction. Et nous qui, trop tendus nerveusement, ne pouvions nous arrêter de rire comme des fous, à en avoir mal au ventre. Nous avons tout manipulé à la main pendant une demi-heure devant nos spectateurs qui sont sortis enchantés, en nous demandant de recommencer la prestation un autre jour devant un public plus nombreux. Il n'y a jamais eu d'autre fois: le matériel était, cette fois-ci définitivement irrécupérable.
Je m'aperçois que, parti pour parler de la femme, j'en suis à évoquer des souvenirs heureux au travail. Kicou m'est indissociable de ces années passées à enseigner ensemble. Nous avons tout partagé: moments de crispation, rares, dus à nos deux caractères entiers, recherche de solution quand il fallait aider un élève, moments, o combien nombreux, de fraternité, de rires et de connivence.
Un autre souvenir: alors que le concert de Noël de la chorale d'enfants du collège allait avoir lieu le soir même, à la Basilique d'Ainay, lieu fort chic de Lyon, nous avions passé l'après-midi, chef de chœur compris, à repeindre une salle sous les toits pour y installer l'atelier musical. Les heures avaient filé sans rien dire et, lorsque nous nous en étions rendu compte, il n'était plus temps de se toiletter ni même de se changer ou de manger un petit en-cas. A la cuisine, nous avions trouvé des bananes que nous avions ingurgitées, Kicou et moi, avant le concert, mais le chef de chœur, qui devait, lui, impérativement se changer et endosser un habit noir, n'avait pu qu'en glisser une dans la poche de poitrine, où il l'avait totalement oubliée, pris dans les préparatifs du concert. Arrivés à la dernière minute, nous nous étions installés dans les places du chœur, ayant ainsi les enfants devant nous, de profil, et le "maestro" de face, alors que le reste de l'assistance ne voyait que son dos pendant qu'il dirigeait les chants. A peine parvenus à la fin du premier, que voyons-nous de notre poste d'observation privilégié? La banane qui ressortait de la poche chaque fois que le pauvre levait les bras un peu trop haut. De plus, il ne se rendait compte de rien et la banane risquait à tout moment de tomber sur le pavement ou de rester visible lorsqu'il se retournerait pour saluer. Nous n'arrivions pas, tant nous riions, à lui faire comprendre ce qui se passait. Il fallait en plus que nous n'attirions pas trop l'attention de la salle. Finalement, au bout d'un moment qui nous parut une éternité, il comprit le message codé et profita de la fin d'un chant pour s'éclipser un court instant en sacristie où il se débarrassa du fruit trop encombrant.
(à suivre)
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire