jeudi 21 janvier 2010

Accordéon

Un petit air d'accordéon entendu ce matin en montant dans ma voiture. Ça suffit à me mettre en joie. J'ai toujours aimé cet instrument. On le dit symbolique de la France. Pas seulement: d'autres pays européens, comme l'Italie, l'Allemagne, la Belgique l'emploient beaucoup, ainsi qu'un certain nombre d'états d'Amérique latine.

On va me dire que ça fait prolétaire, ouvrier, ringard. Et alors? J'aime aussi les Variations Goldberg (par Glenn Gould ou d'autres) et les oeuvres de Gorecki ou d'Arvo Pärt. De quoi largement me traiter de bobo snobinard, ce que je ne suis pas davantage. J'aime ou je n'aime pas une musique, peu m'importe d'où elle vient et à quelle époque et par qui elle a été écrite. Je ne suis pas un spécialiste, je suis un amateur, et dans ce dernier mot, il y a amour.

Lorsque j'entends s'égrener les notes rapides de l'accordéon, il me vient tout de suite un sourire aux lèvres. Ces sonorités m'évoquent immédiatement des souvenirs précis, comme le bal populaire qui clôturait la journée de fête de l'école primaire. Journée de juillet car celle d'hiver était consacrée aux représentations théâtrales, sketches et saynètes mis au point par les différents niveaux d'études.

L'été, tout se passait à l'extérieur, dans la cour et sous le préau, et le soir, la piste de danse, installée plusieurs jours auparavant et qui faisait notre bonheur pour y améliorer notre art de la glissade bien que ce soit interdit, se remplissait peu à peu de couples improbables: maris et femmes bien sûr mais assez rarement tant les deux sexes, dans ces occasions-là, se séparaient pour se retrouver entre eux, les hommes aux boules et devant une bouteille, les femmes arrangeant les chaises en cercle et papotant sans cesse, un œil attentif sur leur progéniture qui s'égayait alentour.

Couples plus souvent d'enfants qui pouvaient ainsi en toute impunité se serrer l'un contre l'autre et connaître à moindre frais les premiers émois de la sensualité. Couples aussi de grands-mères qui réclamaient la place et chassaient les autres quand cela devenait sérieux, quand le rythme de la valse les faisait tourbillonner de plus en plus vite, trop vite, bien trop vite pour leur âge vénérable mais à la juste vitesse de leurs jambes de jeunes filles retrouvées l'espace d'un air de musette.

Il fallait voir ensuite, lorsque le morceau se terminait, leurs joues rosies par le plaisir, leurs poitrines affaissées que le souffle court secouait encore longtemps après qu'elles étaient revenues sagement se rasseoir à leur place, près, tout près de la piste, prêtes à recommencer. Alors seulement, elles reprenaient leur contenance grave, leur dignité un instant oubliée dans leurs rêves de jeunes filles. C'est là, je crois, en les regardant, que j'ai appris à aimer la musique et la danse, devant la métamorphose de ces corps engoncés dans leurs kilos superflus en silhouettes gracieuses et aériennes.

Tout au long de l'année, mes parents travaillant à vendre des légumes sur les marchés, je devais le dimanche matin m'occuper du déjeuner et de la toilette de mes frères et sœurs. Après, il y avait le ménage pour s'occuper: balayer, dépoussiérer, astiquer. J'avais trouvé la meilleure façon de réaliser ces tâches ingrates, la plus agréable pour moi: envoyer la fratrie voir dehors si j'y étais (nous habitions à la campagne et les dangers à les laisser seuls étaient minimes) et mettre en route le tourne-disques avec sa colonne centrale qui permettait d'empiler plusieurs quarante-cinq tours et ainsi de bénéficier d'un assez long temps de musique ininterrompue. A cette époque, c'étaient bien sûr Sheila, Adamo, Mireille Mathieu ou Claude François qui tenaient la vedette.

Mais nous possédions aussi quelques disques de Jean Ferrat, d'Armand Mestral et, ô merveille, un enregistrement des valses de Strauss les plus célèbres. C'est ainsi, ballet en main (qui remplaçait pour moi la nécessaire cavalière) que j'ai appris à danser la valse. Un petit effort supplémentaire et je savais aller plus vite et tourner à l'envers: j'étais fin prêt pour la valse musette, ce que découvrit avec surprise ma mère qui, excellente danseuse, avait toujours refusé de m'apprendre les pas, au prétexte que je risquais de lui marcher sur les pieds. Je lui prouvais ainsi que, de mon défunt père, je n'avais pas fait qu'hériter seulement des oreilles.

Autre souvenir lié à l'accordéon, mon premier long remplacement en tant que maître-auxiliaire dans la banlieue est de Lyon, à Décines exactement. Je possédais, à cette époque, une vielle Fiat 127 qui, un matin sur deux, refusait obstinément de démarrer. Il fallait la pousser et bien souvent demander de l'aide à autrui. Mais ensuite, alors que je roulais dans le sixième arrondissement encore endormi puis que je quittais les beaux quartiers pour franchir le périphérique et traverser une partie de Villeurbanne et Décines sur presque toute sa largeur, je me consolais de la laideur du paysage hivernal en écoutant, à mon auto-radio, les chansons proposées.

Je ne sais plus qui était le présentateur à cette époque ni même de quelle radio il s'agissait. Ce dont je me souviens, c'est que le monsieur avait, semble-t-il, un faible pour Ferrat et que, régulièrement, il donnait à écouter la chanson qui fit connaître ce chanteur et dont je ne me lasse toujours pas aujourd'hui: Ma Môme. J'arrivais au lycée la tête plein de cet air et la censeur au visage glacial qui nous attendait en cas de retard devant l'entrée du parking pouvait bien me regarder comme si elle me vouait définitivement aux Gémonies, je n'en avais rien à faire: J'étais avec ma Môme, quelque part à Paris, dans un meublé sous les toits, pauvre et heureux, amoureux du monde.

Si vous me voyez un jour chagrin et agressif, mélancolique et un peu mou, vous savez maintenant le remède à apporter à ces maux: mine de rien, mettez-moi un petit air d'accordéon et vous verrez le changement!

1 commentaire:

Olivier Autissier a dit…

Je te sens réellement en joie en lisant tes lignes. Et pour la Fiat 127, je crois que c'est le modèle qui voulait ça.