Voilà: la nuit est tombée. Jamais plus il n'y aura de jour 2008. Quelle importance? Qu'est-ce que cette date de nouvel an? Une convention de plus, pratique pour les statistiques, les bilans, qu'il faut réajuster sans cesse pour qu'elle coïncide avec le temps réel, celui de la nature, de la lune et du soleil, celui qui nous dépassera toujours. Une date à faire en principe se pâmer les commerçants, les marchands de paillettes et d'illusions, les vendeurs de bonheur en boîte et d'oubli en bouteille.
Moi, je m'en fiche de tout ça. C'est à lui, là-haut, que je veux parler. Non, pas Dieu, l'homme sur la photo. Pris dans mon appareil il y a trois jours, au bord du Rhône, quand le soleil était revenu, à se chauffer de la seule chaleur qui ne coûte rien. Un SDF, pas le plus visible, à peine représentatif: ses souliers sont encore en bon état, les vêtements aussi, apparemment. On pourrait s'y tromper. Pourtant, il y a les doigts gourds et sales qui ont du mal à retenir au vent la note de la caissière du supermarché du coin. Il y a acheté une bière, de la marque Atlas. Et c'est lui qui courbe le dos sous le poids du monde. Peut-être sait-il qui était Atlas dans la mythologie, peut-être ne le sait-il pas. Aucune importance. Aucune importance pour moi non plus la raison de sa déchéance progressive: perte d'emploi, alcool, fainéantise, illettrisme, histoire d'amour à fin d'horreur, maladie, accident, choix personnel. Je m'en moque. Je ne suis pas en train de faire du misérabilisme: je vois un homme qui sombre, qui a encore une partie de lui hors de l'eau mais qui va sombrer, c'est presque sûr.
Je vois cet homme et je me dis: que fait-il ce soir? Aura-t-il récolté assez de piécettes dans sa chapka pour pouvoir s'acheter encore de la bière ou du vin, un grand litron, que l'on peut partager avec les potes, ou qui réchauffera la nuit solitaire? Combien, pour cela, aura-t-il dû soutenir, ou éviter, de regards méprisants, juges de sa misère, de regards attendris qui ne s'arrêteront pourtant pas, de conseils lénifiants lui indiquant la rue du foyer le plus proche où il ne veut pas aller? Combien?
Ils seront nombreux ce soir, comme les autres soirs, dans la rue. D'année en année, dans les grandes villes, leur rencontre est plus fréquente. Impossible de ne pas les voir. Mais les voir est-il suffisant pour se rendre compte que la plupart de ces hommes et femmes étaient semblables à nous il y a peu, qu'ils payaient leur loyer, qu'ils faisaient leurs courses, qu'ils embrassaient leurs enfants, qu'ils aimaient leur travail? Le meilleur des cadeaux que l'on pourrait leur faire ne serait-il pas de ne pas les juger, de les prendre là où ils sont, avec leurs addictions, leurs douleurs et leurs poux, de les considérer comme des semblables, en se faisant, si nécessaire, peur pour réagir: et si c'était moi, demain? De les prendre là et de les conduire ailleurs, dans un monde où l'individuel cèderait enfin la place à une réelle solidarité: tu es alcoolique? Viens, je ne te juge pas, je suis là, simplement. Tu as voulu t'arrêter et tu n'as pas réussi? Tu as replongé? Tu sais que tu peux encore replonger? Et alors? Je ne te juge pas. Qui suis-je pour juger, moi et mes imperfections? Aujourd'hui, tu n'as pas bu! C'est une victoire, même si demain la déroute te guette! Arrêtons de cataloguer, de classifier, de vouloir à tout prix connement aider les gens qui ne le demandent pas, ou qui demandent autre chose que des bons sentiments et quelques dons au moment de Noël. On soulage son âme en allégeant sa poche: drôle de transmutation négative.
Voilà: je me suis perdu en route dans mon billet que je ne relirai pas. Je me suis mis en colère en tapant sur les touches de mon clavier. Colère vaine, colère stérile. Qu'est-ce que cela va changer? Je voulais parler de cet homme que je ne connais pas mais qui est mon frère, de cet homme qui me rirait au nez sans doute en lisant les mots que je viens d'écrire. Et pourquoi pas: chacun sa joie d'épingler l'autre. Je suis à coup sûr plus ridicule que lui. Je voulais parler de lui, un dans la balance qui, de l'autre côté, pèse ce soir les foies gras, les huîtres et les chapons. Et que l'on ne me dise pas que les huîtres, ça ne se pèse pas. Ça pèse au contraire très lourd, sur l'estomac de ceux qui ne les digèrent pas, et sur le dos de ceux qui, de toute façon, seront oubliés ce soir. Allez, bon passage, messieurs. Mais c'est à ceux des ponts et des parvis d'église, ceux qui dormiront dans des cartons cette nuit, que je les adresse, ces vœux. Bon passage. Je ne peux pas dire bonne année: on n'en est pas à calculer si long quand on regarde, dubitatif, sa note d'achats où figure la bière Atlas.
Les autres, pour les vœux, vous attendrez demain!
mercredi 31 décembre 2008
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5 commentaires:
Lui as-tu acheté à boire, à manger ? Lui as-tu apporté une couverture ? L'as-tu invité à partager ton dîner avec ses poux qu'il n'a peut-être pas ?
Non ? Moi non plus. A aucun de ceux croisés aujourd'hui.
Et je crois que c'est le plus terrible, au fond. Je crois et j'en suis sûr.
Passe un bonne soirée néanmoins, nous ne sommes pas des Atlas et ne pouvons porter la misère du monde sur nos épaules.
Oui, c'est le plus terrible.
Des bises.
Allons, bon bon ami, pourquoi ce coup de gueule ? Contre la pauvreté ? Tu en es bien capable, à une autre époque, tu aurais pris le robe de bure, par révolte.
Non, ce soir, ce ne serait pas d'être seul, toi aussi ? C'est dur, le miroir de l'autre, surtout celui-ci.
L'espérance, il n'y a que ça !
C'est bien ce qui me met en colère, Olivier: voir et ne rien faire.
Oui pour la bure, Petrus, non pour la réaction à la solitude.
Est-ce qu'il savait que tu le prenais en photo.....?
Lancelot, tu as l'art de trouver mes failles. Non, il ne le savait pas et je m'en suis voulu, après. Se servir de sa photo, c'était le violer, le voler une fois de plus. J'avais l'impression, en la publiant, d'être un escroc. C'est une sensation qui dure encore aujourd'hui.
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