vendredi 26 décembre 2008

Glissement de la fiction.

Le bel opticien traverse le jardin public, face à la boutique. Il a l'air d'apprécier le soleil revenu. La neige tombée tout à l'heure n'a pas tenu. Il est presque midi. Grand ciel bleu. La boutique vient de fermer. Où va-t-il?

Oublier sa voix trop apprêtée, ne jouir que de la vue, silhouette sombre, pantalon noir, trois-quarts de cuir marron, chaussures cirées effilées, allure juvénile. Lorsqu'il passe près de moi, je retrouve sa nuque solide, des oreilles ourlées que j'ai envie de mordre, ses cils longs et recourbés, seule douceur à ce visage de mâle. Il traverse le jardin, sans presser le pas, jetant le coup d'œil de celui qui est sûr de lui. Les bancs sont vides, pas d'enfants. Il fait trop froid. Je ralentis pour le suivre du regard. Où va-t-il déjeuner? Tout à coup, il accélère le pas et se met même à courir en direction de l'avenue. Qui a-t-il vu? Qui ne veut-il pas manquer? J'accélère moi aussi pour ne pas le perdre de vue, s'il tourne à l'angle du pâté de maisons. Va-t-il retrouver son amant?

Rien de cela: le bus arrive. Il l'avait vu. Il monte, direction Maisons Neuves puis Bonnevay. Je n'ai plus qu'à rentrer. Sous cette éclaircie, l'histoire ne devait pas être celle-là. Mes sacs de provisions à la main, j'imagine la mienne, celle qui me convient, celle qui s'accorde au beau temps.

Tout à coup, il accélère le pas et se met même à courir en direction de l'avenue. Il a vu arriver Jean, sa voiture est bloquée au feu rouge. Vite, le rattraper, se montrer avant qu'il ne redémarre, chercher ensemble une place en posant sa main sur son genou, attendre de pouvoir s'embrasser, regarder pour patienter les lèvres où tout à l'heure les siennes se poseront, rire parce qu'on s'est retrouvé, parce que le feu n'est pas passé trop vite au vert, parce que la main est froide, parce que la cuisse est chaude, parce qu'on est heureux. Voir l'autre avec le regard qui pétille.
Une place se libère. La chance est avec eux. On s'arrête. Un baiser chaste sur la bouche. On ne regarde plus autour. Au début, on faisait attention aux voisins. Maintenant le baiser est si naturel. Qui le remarquerait? On se serre aussi furtivement la main, en se caressant les doigts, en se laissant caresser.

L'escalier, la porte. On se serre, la tête sur l'épaule à respirer l'odeur de l'autre, celle qui le signe et que l'on est tout surpris de reconnaître parfois sur un étranger. On s'embrasse encore: on ne s'est pas vu de deux jours. Il faut reconnaître la peau de l'autre, sa chaleur, son électricité. Le repas est prêt. Juste à le faire chauffer, à mettre le couvert. On commence à parler, les deux ensemble d'abord, parce qu'on est bavard, parce qu'on veut que l'autre sache, approuve, sourit, s'irrite, puis l'un après l'autre parce qu'on ne comprend plus rien. Il n'y a que peu de silences: ce sont les ponctuations des baisers, quand l'un des deux se lève de sa chaise pour s'asseoir sur l'autre et lui caresser les tempes, lui frôler les cheveux et le front avant de reposer ses lèvres au même endroit, dans l'empreinte du précédent baiser.

Le temps coule. Le café passe. On l'accompagne d'un carré de chocolat et l'on s'en va vers la chambre, toujours trop froide pour l'un, trop chaude pour l'autre. Ils se déshabillent et se retrouvent nus, côte à côte sous les draps, les jambes enlacées, les bras encombrants tant qu'ils n'ont pas trouvé leur place, autour du bassin de l'un, autour des épaules de l'autre. Réchauffer l'amant, sentir le désir monter sous ses mains, s'enhardir à de plus impures caresses, à de plus vigoureuses empoignades, jusqu'à ce que le désir le plus fort l'emporte, jusqu'à ce que l'autre se soumette, jeune chien à qui l'élu mordille l'oreille comme pour le remercier. Laisser exploser son sexe, sa bouche, tout son corps écartelé tandis que l'autre explose aussi, dans une agonie commune.

Et puis retomber sur l'oreiller, dompter son souffle, tressaillir encore sous l'ultime caresse, échanger le savon, nus et comblés, et voir, au réveil, que le temps est fini. Retrouver le dehors. S'arrêter avant sur le demi-palier, celui du baiser qui referme la parenthèse, toujours le même, au même endroit, comme un rite. La voiture s'éloigne, le petit signe de la main.

Retraverser le jardin, regarder de ci, de là, sans rien voir d'autre que sa joie qui devrait illuminer tous les autres. Être sûr de soi, se passer la main sur le visage pour sentir encore l'autre entre ses doigts. Soupirer...et regagner le monde.

Voilà.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Reflet, écho, de bien agréables souvenirs qui dorment, virtuels, en nous tous, et qu'on sait quelquefois ranimer, dans les méandres de nos vies réelles...

Je me suis longuement demandé qui était Jean....?

Calyste a dit…

Jean? Des Jean, des gens, on.

JaHoVil a dit…

Oh !
Les rites, rassurants, protecteurs.
Les us et coutumes, apaisants.
Les parfums, les sons, les caresses.
Bises, J.
L'entre-paliers.

Anonyme a dit…

Question : est-ce ça s'appelle glissement de la fiction parce que c'est l'inverse, en réalité ?

Calyste a dit…

Et le plaisir aussi, Jahovil.

Glissement de la fiction au réel et de la réalité à la fiction. Où est la barrière dans l'écriture, Nicolas?

Anonyme a dit…

Je dirais le T :) lol l'écriture n'a pas de frontière que syntaxique il me semble :)
Je suis sûr maintenant d'avoir bien compris ce titre héhé