Je n'ai jamais su son nom. Avec Pierre, nous l'appelions simplement la factrice. Notre vieille voisine disait de même. Au fur et à mesure que l'immeuble, de vieux bourgeois lyonnais, a pris une connotation sensiblement plus nouveaux riches, les autres n'en ont jamais parlé devant moi. Elle ne devait pas exister pour eux.
J'habitais mon ancien appartement, avenue de Saxe, dans le quartier chic de la Préfecture. J'ai côtoyé cette femme pendant dix-sept ans, avant de déménager où je suis maintenant. Je ne me souviens qu'à peine de son allure physique: une petite femme un peu boulotte mais débordante de vitalité. Les arrondis sans doute n'étaient pas du gras mais du muscle. Elle faisait sa tournée à pied, d'un bon pas dynamique. Je l'aurais bien imaginée portant l'ancienne cape bleu marine qui rendait la silhouette des facteurs si reconnaissable dans ma toute première enfance.
C'était une femme bonne. Je sais que ce mot n'a plus grande presse actuellement, ou alors dans un autre sens, puant la vulgarité, pourtant je l'emploie en connaissance de cause: elle était bonne. Elle ne se contentait pas de faire son travail, elle l'aimait, et cela fait la différence. Un petit mot gentil et un sourire à chaque rencontre devant les boîtes, un colis monté jusqu'au 5° étage alors qu'il aurait été si simple de laisser un avis de passage au rez-de-chaussée, un calendrier déposé sous le paillasson en fin d'année, et tant pis si l'on ne donnait rien.
Pour Pierre et moi, elle faisait encore plus. Pourquoi s'était-elle si visiblement attachée à nous deux? Je ne le sais pas. Nous avions bien sûr une boîte aux lettres commune, elle ne pouvait pas ignorer que nous vivions ensemble. Et elle nous a pris un peu sous son aile, comme de grands enfants à protéger, à cajoler. Elle-même avait-elle un fils homo exilé ailleurs dans une grande ville? Souhaitait-elle que quelqu'un, là-bas, s'occupe de lui comme elle s'occupait de nous?
Une amie rencontrée aux Pays-Bas nous envoya, lors d'un voyage à Paris, une carte postale sans enveloppe avec simplement nos prénoms, sans les noms de famille. Le numéro de la rue et celui de l'arrondissement étaient tous deux erronés, et de beaucoup. La carte postale est arrivée, avec, en surtexte, quelques mots gentils de sa part à elle.
Trois ans après notre déménagement, elle nous fit de même suivre un courrier arrivé à l'ancienne adresse et y ajouta cette dédicace: "De la part de votre factrice préférée!". Elle voulait sans doute plaisanter mais comme elle disait vrai! J'ai appris (comment?) qu'aujourd'hui, elle est à la retraite.
Ici, nous avons hérité d'un plus que moitié-ivrogne, grognant et sentant la vinasse, qui n'avait aucun horaire de passage. Il avait décidé de ne plus se déranger pour les calendriers, sans doute par constatation évidente de manque à gagner. Lui aussi est maintenant en retraite et n'a laissé en partant aucun regret.
Qui l'a remplacé? Une dame, petite et rondelette, plus musclée que grasse, pleine de dynamisme et prodigue en sourires et même en grands éclats de rires. Et, cerise sur le gâteau: les américains ont un président de couleur, eh bien moi, c'est ma factrice qui est un jour arrivée tout droit des îles avec sa bonne humeur et, je crois pouvoir le dire, sa gentillesse.
Alors, l'histoire bégaie? Moi, ça me va. Et puis noire, ça me convient aussi: j'ai moins l'impression d'être infidèle à l'autre, la première, ma factrice bien-aimée.
vendredi 12 décembre 2008
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6 commentaires:
A quand un billet sur les femmes avec lesquelles tu as...?
C'est un bel argumentaire contre la privatisation de la Poste !
Je n'ai pas cet art léger de raconter les histoires. Je reviendrai te lire.
Tu peux attendre, Petrus!
Ça n'a pas été écrit pour, Shakti, mais pourquoi pas!
Pour être passé souvent par chez toi, Nicolas, je peux te dire que je ne partage pas ton avis. Tu écris très bien, selon mon goût!
Tu ne t'es pas renseigné pour savoir où habitait l'ancienne factrice ? Moi, pour quelqu'un d'aussi exceptionnel et attachant, je l'aurais fait, pour essayer de la revoir. Je sais, c'est pas toujours évident.
Non,maintenant je ne fais plus ce genre de choses. Je laisse la vie mener la barque.
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