(17h30) Je suis seul, ce soir à attendre le deuxième conseil de classe. Mes autres collègues sont déjà occupés à faire tomber les verdicts de fin de trimestre pour une première classe. Dans la petite salle, la machine à café ronronne fort. C'est le seul bruit de l'étage, pour l'instant. Tout à l'heure, les parents et élèves délégués vont arriver, une religieuse passera sans doute pour vérifier la fermeture des portes et fenêtres.
Je travaille depuis près de trente ans dans ce collège. Je connais presque tous les recoins de ce vieux couvent, ceux auxquels nous avons accès, ceux que le jardinier, Pascal, m'a fait découvrir. Dans six ou sept ans, je quitterai définitivement les lieux et les personnes. Déjà beaucoup sont partis, collègues, directeurs, religieuses. Lorsque je suis arrivé, la fréquentation m'avait effrayé, je n'avais pas l'habitude de cet univers de grands bourgeois lyonnais mêlés à quelques nouveaux riches qui pensaient que l'éducation s'achète. Je ne m'acclimatais pas. Seuls Kikou et Olivier m'ont aidé à m'insérer, à peu à peu trouver ma place.
Depuis, quel chemin parcouru! La Supérieure m'a un jour présenté à une de ses soeurs parisiennes comme un pilier du collège. J'ai ri, gêné et flatté à la fois, avant de comprendre, en réfléchissant, que ce qu'elle disait n'était pas tout à fait faux. On ne reste pas impunément trente ans au même endroit!
J'aime ces lieux pourtant mal commodes, où tantôt l'on suffoque et tantôt l'on grelotte, où les longs couloirs fanés ne sont pas assez larges pour le flot animé des élèves d'aujourd'hui, où les vieilles salles s'ornent encore parfois de grands placards muraux dont on a, depuis longtemps, perdu la clé. J'aime ce parc à nos pieds, et ses saisons, l'automne du ginkgo biloba, le printemps du pommier du Japon et des tapis de violettes, le seringat et le lilas, les vieux cerisiers et le cèdre qui grandit. Le beau tilleul a disparu de la cour: il menaçait de plier. On l'a coupé, comme on a coupé la vigne vierge qui tapissait le cloître et les murs jusqu'au deuxième étage. C'était pourtant beau, le jaune du tilleul sur le sang de la vigne.
Tout cela défile dans ma tête alors que je regarde les panneaux d'affichage: groupements d'élèves selon les besoins ou les activités pédagogiques, annonce de conférences sur le patrimoine, sur l'écologie, publicités pour des pièces de théâtre, en ce moment Le Journal d'Anne Franck et les éternelles Fourberies de Scapin. Comme je n'aime pas cette dernière pièce! De religieux, presque rien: des conférences sur le Linceul de Turin. Mais qui pourrait-il y aller? Des explications sur les événements, l'agenda de l'année Saint Paul, "l'hyper Apôtre" comme le nomme le fascicule. Là non plus, on ne recule pas devant le ridicule.
Personne n'est encore venu me déranger. Mes pattes de mouche remplissent déjà tout un côté de la feuille A4 saumon sur laquelle j'écris. La dernière fois que j'ai fait ça, je crois que c'était dans le train de Guéret cet été. Maintenant, c'est Noël. Les religieuses ont entamé des travaux, elles se regroupent, s'aménagent un asile plus petit mais plus fonctionnel. Dans les locaux du collège, un ascenseur va être installé (en prévision des futures frasques présidentielles sur l'âge de la retraite?), la salle des professeurs encore une fois change de place: au rez-de-chaussée, immense pièce occupée aujourd'hui par les sœurs. Tout ce mouvement va durer deux ou trois ans. J'aurai à peine le temps d'en profiter. J'approuve le changement. Je vois se transformer ce que je n'ai pas vu bouger depuis trente ans. Que sera ce collège dans dix ans, dans vingt ans quand les enseignants nouvellement arrivés seront encore en activité?
A la fin de la semaine, une de mes collègues s'en va à la retraite. Une de plus. Elle apporte des boissons et des papillotes aux conseils de classe. C'est gentil. C'est triste. Un autre, qui vient d'être installé, a déposé ce matin sur la table des mini confiseries au chocolat. La boucle est bouclée. La ronde continue. Très bien.
(18h15). La voix de Stéphane dans le couloir. Le premier conseil est fini.
(19h45) Fin de mon conseil. Christiane me dit que, pour elle, c'était le dernier. C'est bête, mais je suis content qu'elle l'ait fait avec moi. Je l'embrasse et la serre un peu. Seul moment de tendresse de notre carrière.
(20h) Dans ma voiture. J'allume la radio. Vienne de Barbara. Beau cadeau de la journée finissante. La chanson jusqu'en ville, et elle, qui parle ensuite, qui se dit, qui se rit, que je retrouve dans ma cuisine, avec Roland Romanelli. Merci.
Découvrez Barbara!
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10 commentaires:
Cadeau transmis. Merci.
J'ai bien pensé à toi avec ta voix enraillée ou enrayée. Comment va cette classe?
Les souvenirs sont des joyaux dont on ne profite pas assez.
Tu auras fait l'histoire de ce collège.
Bises, J.
Cette voix qui enveloppe le corps,
caresse le coeur et vous fait pleurer l'âme.
Que l'on écoute et ré-écoute
avec le bonheur d'être un peu triste mais pas malheureux.
Votre style aussi, qui émeut, si proche de vous, de plus en plus proche,
On voudrait l'avoir écrit soi-même parce que vos mots nous parlent de nous.
Nostalgie très émouvante...beau texte.
Tu vas avoir un gros coup de blues en partant...J'espère que tu organiseras cela comme une étape de ta vie et non comme une fin. Très mélancolique...
Bah! l'ai pas encore aux rencards le Calystee! jusqu'à 70 balais l'a le temps...et encore d'ici là y pourra p'tête jouer les prolongations jusqu'à 80!!...un pilier c'est indispensable à l'équilibre de l'édifice...mais en évoquent un pilier l'avait p'tête une autre idée derrière la cornette la bonne religieuse! ;-))
Ton billet m'a transporté.
Et m'a fait me souvenir des concerts de Barbara auxquels j'ai assisté.
Je ne crois pas que ce soit de la nostalgie. Bien sûr, ce ne sera peut-être pas facile de partir. En même temps, j'ai dû quitter des lieux et des êtres qui m'étaient autrement chers.
Oceania l'a bien dit: être un peu triste mais pas malheureux.
Si tu savais, Kab-Aod, les souvenirs que j'ai de ces concerts. Et ce matin au réveil, ce fut "Pierre". Barbara n'est pas prête de me quitter.
Monsieur Calyste, savez-vous qu'il est rigoureusement interdit par le code de la route, lorsque l'on est au volant de sa voiture, à 20H, de "remplir de pattes de mouche des feuilles A4 saumon" ??? Au même titre que de téléphoner en conduisant ! DANGEREUX !
Je plaisante, pour masquer l'émotion. Merci à toi, pour tes billets. Baiser de Noël.
Baiser de Noël? Quel goût a-t-il? Je demande à découvrir!
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