Sait-on à quoi l'on s'expose en sortant un vieux livre d'une bibliothèque, quels démons vont en surgir, quels sourires refleurir ? Un livre entre d'autres, serrés sur le rayon, que l'on ne regardera pas aujourd'hui, dont on a oublié le lieu et le jour où on les acheta et qui, peut-être, ne seront jamais plus ouverts.
Parfois il ne se passe rien, que le souvenir, sans en être certain, du moment où l'on l'a lu et la montée subtile de l'odeur du papier jauni, attendant depuis des ans l'occasion de s'exprimer encore, comme un regret qui dormait. Quelquefois une page cornée nous en fait relire quelques lignes qui nous avaient paru marquantes, on se sait plus pourquoi, ou deux phrases soulignées que l'on voulait gardées en mémoire et qui ont sombré, pourtant, dans le magma de la mémoire.
D'autres fois, la mémoire est intacte. Le vieux libraire bougon, qui a laissé sa place à une banque ou à une boutique d'insignifiante lingerie, est encore là, au milieu de ses empilements, comme une divinité tutélaire que l'on avait finie par apprivoiser. Le soleil, dehors, brille sur les arbres de la place et trahit la poussière accumulée de la vitrine. On était heureux ce jour-là, à faire semblant d'errer dans les rues en sachant pourtant bien où nos pas nous mèneraient : vers ce vieux bonhomme qui semblait aussi antique que les trésors qu'il protégeait.
Un commentaire d'hier m'a fait ressortir un des volumes de Lagarde et Michard, sauvés des naufrages successifs que furent, pour les objets, les nombreux déménagements de mes parents. Celui sur le Moyen-Âge. Mémoire des années où je découvrais la littérature, comme une contrée à moi seul destinée. Il a gardé sa protection de plastique bleue transparente et, en haut, une étiquette au nom de mon frère et à son écriture d'enfant. Sur la couverture, le mois de mai du calendrier des Très riches Heures du duc de Berry. Peut-être est-ce là que je les ai découvertes. A l'intérieur de cette couverture, un autre nom : celui-ci inscrit sur un bout déchiré de feuille quadrillée collé sur une autre étiquette et coincé dans le rabat de plastique, un certain Jacquemond, à qui il avait appartenu avant d'être revendu à la bourse aux livres de la Fédération des Œuvres Laïques. Jacquemond est-il mot aujourd'hui, comme mon frère ? Quel nom se cache encore et pour toujours sur la dernière étiquette ?
Coincé entre les pages, une vieille feuille de cours que j'avais tapé à la machine, au début de ma carrière : les saisons de la vie chez les romains, de l'enfance à la vieillesse, et quelques prénoms latins et leurs abréviations courantes. Je l'avais oublié, ce cours, et ne sais ce qu'il fait là. Au dos, écrites de ma main, les paroles de l'Adeste Fideles et leur traduction. Et tout en bas, jouxtant la somme d'un chèque adressé à Pierre, un autre titre : le Rorando Caeli, de Jan Campanus Vodnansky. Avec ces précisions : roro,as,are, avi,atum et ros,roris (m): la rosée. Alors, j'ai entendu les enfants de la chorale le chanter au cours de leurs concerts, cet air que j'aime tant, avec son illusion d'écho lorsqu'il se séparaient aux deux bouts de l’église, les uns dans le chœur, les autres près des fonts baptismaux.
Des époques de ma vie qui se superposent, toujours vivantes grâce à ce petit papier.
samedi 1 juin 2019
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4 commentaires:
Beau souvenir, et bellement conté !
Jolie évocation.
Lagarde et Michard, je n'ai connu que celui sur la Renaissance, commençant par Rabelais... Les autres périodes étudiés étaient chez autres éditeurs.
Les Lagarde et Michard pesaient lourdement dans le cartable mais ils m'ont souvent sauvés de l'ennui pendant les heures de permanence entre deux cours . Et quelles belles découvertes d'auteurs ! J'ai encore un carnet de citations, de poèmes , d'extraits de textes que j'aimais particulièrement tirés de ces ouvrages .
Plume : merci.
Cornus : oui, j'en ai aussi connu d'autres, en tant qu'enseignant, en particulier le Chassang et Senninger.
Vaileka : ils ont été très critiqués car orientant un peu trop l'interprétation des textes. Moi, personnellement, je les ai toujours beaucoup aimés.
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