dimanche 18 novembre 2018

Avalanche

Étrange sensation la nuit dernière. Quelque chose que je n'avais jamais connu, en tout cas pas avec cette intensité ni ce paradoxe.

Je suis en train de lire Je vous écris d'Italie, de Michel Déon, un roman dont le cadre est une bourgade fortifiée imaginaire d'Ombrie : Varela. Depuis le début de ma lecture, j'ai inconsciemment associé cette ville avec Volterra, qui, elle, se trouve en Toscane, mais dans la partie "sauvage" de la Toscane, et que j'ai visitée pour la première fois lors de mes études à Peruggia (Pérouse).

Je venais de finir une page où le narrateur précise qu'il a 29 ans quand je me suis aperçu qu'il était grand temps d'éteindre pour dormir. Mais impossible de trouver le sommeil. Ces 29 ans m'ont rappelé les miens, justement l'année de Perugia. Et ma machine à pensées s'est emballée . Des flots de souvenirs me sont revenus :

- l'inscription à l'université du palais Galinga, la connaissance de mes logeurs, les Luciani, et de la chambre que j'allais occuper, d'abord avec un étudiant allemand puis seul.
- l'amphithéâtre où se dispensaient certains cours d'histoire de l'art et où une jeune croate (qui devint une amie) me dit que je ressemblais au saint Jean Baptiste d'une peinture d'un primitif italien dont elle m'apporta une reproduction le lendemain.
- le ciné-club où nous allions ensemble, elle et moi, et où nous vîmes, entre autres, Au-delà du bien et du mal de Liliana Cavani, avec Dominique Sanda (en italien bien sûr).
- le Corso Vannucci , lieu de la passeggiata vespérale, au bout duquel j'achetais une glace à la banane avant d'aller contempler sur le belvédère les lumières d'Assise brillant dans le lointain.
-  la Botte, ce restaurant en sous-sol Via Volte della Pace qui proposait un si bon vin blanc très frais et qui existe encore.
-  la rencontre de mes deux amants de ce séjour, l'un serveur à Città di Castello, l'autre enseignant et ancien mannequin, le parc ténébreux près de la gare où je les avais rencontrés, l'angoisse qui m'avait saisi quand le mannequin, qui s'était épris de moi, m'avait emmené en voiture loin du centre en refusant de me dire où nous allions et me fit découvrir le lac Trasimène au bord duquel nous avions bu un verre, l'amour que nous avions fait sur la route du retour (alors qu'avec le serveur, la première fois, c'était dans une oliveraie), la dernière fois où nous nous sommes vus avant mon départ et où il m'offrit le disque de cet été : Malinconia, chantée par Riccardo Fogli, que j'ai toujours.
- l'air de violoncelle qui sortait une nuit du rempart.
- ma mère qui appelait parfois, toute heureuse d'avoir appris à dire pronto au téléphone, et qui, un jour, m'annonça  la naissance de mon neveu.
- le plafond couvert de fresques du palais qui avait été reconverti en restaurant (à Volterra) et que je n'ai pas réussi à retrouver durant un autre voyage.
- Le journal qu'un homme lisait à une terrasse de café et dont j'essayais de deviner la langue avant de me rendre compte que c'était en français.
- la pièce de Goldoni, la Locanderia,  que j'avais vue dans le théâtre de verdure près de l'église Saint-Pierre.
- l'australienne, maîtresse d'un ami lyonnais,  qui prononçait l'italien d'une manière hilarante, qui m'avait surnommé l'Unico, et qui avait pris de moi, à Todi, trois photos en noir et blanc, seules photos où je supporte de me voir.
- tout, jusqu'au moindre détail, comme la magnifique mante religieuse se chauffant au soleil sur un muret et les pâtisseries, des "bombe", si je me souviens bien, (sorte de beignets fourrés à la confiture) que j'avalais chaque matin en allant en cours dans un café, en buvant un espresso bien serré.

Avalanche de souvenirs qui m'engloutit, tous souvenirs heureux, délicieux, datant de 1981. Et pourtant, je me surpris, à un moment, à avoir la mâchoire serrée à m'en faire mal aux dents comme si je ressassais des malheurs. Je ne comprenais pas pourquoi et puis, soudain, je compris : je venais pour la première fois d'avoir viscéralement la conscience d'avoir vieilli. J'avais 29 ans, j'en ai 66. Mes souvenirs n'ont pas vieilli, j'en ressens les effets comme si je venais de les vivre, mais quel âge ont aujourd'hui mes anciens amants ? que sont devenus les Luciani s'ils sont encore vivants ? La croate, Dubravka, a-t-elle péri dans la guerre en Yougoslavie ? L'ami lyonnais, lui,  est mort. Malinconia est passée de mode.
Et le vin blanc est-il toujours aussi bon et frais à la Botte ?

7 commentaires:

Jérôme a dit…

Merci Calyste pour ce billet "proustien"

Cornus a dit…

Quelle précision dans les souvenirs, c'est extraordinaire. Je ne suis pas sûr d'en avoir d'aussi précis de l'année de mes 29 ans, pourtant un peu moins loin. Je trouve cet article très très sympa.

Calyste a dit…

Jérôme : oui, il y a un peu de ça même si je te trouve très flatteur.

Cornus : j'ai toujours considéré ce séjour à Perugia comme la plus belle période de ma vie. J'ai été moi même surpris de la précision de ces souvenirs. Ils doivent être marqués très profondément. En tout cas, il me tiennent vraiment à cœur.

Anonyme a dit…

"Le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain temps" Proust. Du côté de chez Swann

Calyste a dit…

Anonyme : Proust a raison, même si je dirais plutôt la nostalgie que le regret. "Anonyme" me semble convenir à quelqu'un que j'ai contacté récemment au téléphone. Non ?

Anonyme a dit…

Si...
"regret" vs "nostalgie", pour une fois que tu préfères le féminin au masculin, on ne va pas pinailler. Monsieur C.

Calyste a dit…

Anonyme : alors là, il n'y a plus de doute sur ton identité, à moins QUE !