mardi 12 mai 2015

Ire (traduction : colère)

Je suis toujours estomaqué par la haine que suscite chez certains le fait que d'autres défendent les langues anciennes (que les premiers préfèrent appeler mortes). Ils avancent, pour soutenir leur ire, des arguments tout aussi fallacieux les uns que les autres :

- le latin est la langue de l’Église et nous sommes un état laïc : depuis 63 (Concile Vatican 2), la messe se dit dans la langue vernaculaire du pays concerné. Depuis plus de cinquante ans donc. Mais sans doute ceux qui disent cela comptent-ils encore en anciens francs. D'autre part, avant d'être adopté par l’Église, le latin se parlait couramment sur l'ensemble de l'Empire romain. Ne faisons pas semblant de confondre une langue et la religion qui l'utilise (ou l'a utilisée), sinon il faudrait aussi remettre en cause l'apprentissage de l'arabe au prétexte qu'il est parlé par des musulmans ! (ou, hors contexte religieux, l'allemand parce que les nazis l'employaient.)

- Le monde actuel est un monde scientifique (c'est encore à prouver dans de nombreux domaines) et informatisé : formons donc uniquement des scientifiques, c'est de cela que nous avons besoin. Or, lorsque j'enseignais le latin, mes classes étaient composées en grande majorité de scientifiques. Et je ne vois rien là de contradictoire, l'acquisition d'une rigueur et d'une logique n'étant pas l'apanage des mathématiques. On dirait presque, à entendre ceux qui traitent les autres de rétrogrades et qui le sont eux-mêmes, que le latin et le grec "mangent le pain" des scientifiques.

- Il y eut une époque qui nous fit sortir des siècles souvent ténébreux du Moyen-Age (encore que le Moyen-Age ne soit pas aussi "obscur" que l'on veut bien le prétendre) et que l'on appelle la Renaissance. Un courant de pensée s'y développa qui prit pour nom l'Humanisme. On cherchait, en lui rendant sa liberté, à y développer tout l'Homme, dans le domaine des sciences aussi bien que dans celui des lettres. Il faudrait donc faire machine arrière et formater seulement de "bons" scientifiques, de "bons" informaticiens, de "bons" physiciens, incapables de penser à autre chose qu'à leur spécialité et totalement incultes lorsque l'on sort un peu de leur sphère ? Heureusement, il existe encore de ces spécialistes qui ne crachent pas sur ce qui n'est pas leur domaine, qui s'intéressent au passé, à l'histoire, à la littérature, aux arts aussi bien qu'à ce qui est devenu leur spécialité.

- Pierre, à l'époque enseignant en Institut de formation d'ingénieurs, avait coutume de me faire parcourir les mémoires rédigés par ses étudiants, plusieurs années après leur bac, donc. J'étais effaré de constater à quel point ces presque ingénieurs ignoraient tout de la grammaire et de la syntaxe, ignorance amenant bien souvent à ce que l'on ne pouvait comprendre leur écrit. Certains n'avaient jamais lu un roman de leur vie et s'en targuaient. Je fus un peu rassuré par une discussion avec un des hauts dirigeants de l'industrie pharmaceutique de la proche banlieue lyonnaise qui me fit part de cette constatation : en classant les lettres de motivation pour une embauche, il avait remarqué que les mieux écrites, celles où l'on ne rencontrait que peu de fautes d'orthographe ou de syntaxe, avaient été rédigées par d'anciens latinistes ou hellénistes. Et, lorsqu'il ne restait que deux candidats à départager, à "qualité" égale, il choisissait systématiquement celui qui avait appris une de ces deux langues anciennes.

- Enfin, que l'on ne vienne pas me dire que ces enseignements sont réservés à une élite sociale, qu'ils creusent encore les inégalités entre les différentes classes de la société. Je suis moi-même fils d'ouvrier et j'ai aimé cet enseignement au point d'en avoir fait mon métier. Ce que mes professeurs m'ont appris m'est essentiel aujourd'hui et constitue ma richesse, je n'ai pas peur de le dire. Je tiens également à préciser que j'aimais tout autant la physique et les mathématiques, et ce malgré des enseignants de ces matières souvent obtus et imbus de leur science que, faute de pédagogie, ils n'arrivaient que difficilement à faire apprécier.

Il y eut, il y a quelques siècles, un écrivain français qui se nommait François Rabelais (mais qui, parmi les accros de la science dite "exacte", se souvient encore de son nom ?). De son Pantagruel, une phrase, entre autres, m'est restée : "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme." Je bois à sa santé posthume.

10 commentaires:

plumequivole a dit…

Je bois avec toi à la santé de François.

Autrement j'ai souri quand tu parles des futurs ingénieurs qui sont fiers de ne jamais lire de roman. ça m'a rappelé le temps où j'étais instit et où je m'étais rendu compte que plusieurs de mes collègues n'avaient pas UN livre chez elles/eux. Chargé(e)s de donner le goût de la lecture aux petits de CP/CE1. Pas mal, non ?
Tout juste s'il n'y eut pas de révolution l'année où la responsable de la formation continue fit passer la consigne de lire 5 romans ou recueil de nouvelles dans l'année scolaire.

Jean-Pierre a dit…

Moi aussi, je bois avec toi à la santé de Rabelais.. "In vino veritas" !

CHROUM-BADABAN a dit…

Quel gran' gousier as-tu pour défendre ces langues bien pendues !

renepaulhenry a dit…

Oh la la... Je passe juste, sur la pointe des pieds...

Calyste a dit…

Plume : tchin tchin.
J'ai connu aussi des enseignants (même de français) qui ne lisaient pas, voire en fac une fille qui confondait Sacha Guitry et Sacha Distel...

Jean-Pierre : à force de trinquer, je vais être rond !

Chroum : on les a si bien pendues qu'elles sont à l'agonie.

RPH : je dois avouer que c'est un peu ton billet qui m'a inspiré....

Cornus a dit…

J’ai bien aimé cette note et tu es un des mieux placés pour t’exprimer sur le sujet. Cela appelle de ma part un certain nombre de commentaires ou de précisions.
Au sujet de la religion, je suis étonné que l’on puisse encore reprocher à l’église d’user du latin, parce que franchement, je n’ai jamais entendu une messe en latin, alors que j’ai lourdement fréquenter les offices quand j’étais jeune. Bien sûr, il y a bien quelques expressions, mais elles sont d’une grande rareté.
L’opposition entre latin/grec et les disciplines scientifiques est d’une grande bêtise. Et je ne dis pas ça uniquement parce que le botaniste que je suis use de binômes plus ou moins latins. Il n’est pas faux qu’à mon époque aussi, dans le public, les meilleures classes étaient celles de latin/grec, c’est-à-dire ceux qui feraient probablement des bacs scientifiques plus tard (mais pas forcément des scientifiques, même si les meilleurs élèves passaient un bac scientifique, même s’ils étaient attirés par les lettres ou d’autres choses. D’autre part, je ne trouve pas que le monde actuel soit scientifique. Il est envahi de technologies diverses basées sur l’électronique et l’informatique, mais est au contraire extrêmement pauvre sur le plan scientifique. La culture générale scientifique n’a jamais été bien haute, mais j’ai bien l’impression qu’elle stagne ou qu’elle régresse malgré le nombre important de personnes qui ont un niveau bac ou supérieur. Il n’y a qu’à voir les résultats d’une enquête il y a quelques années sur les résultats obtenus sur la question du Soleil qui tourne autour de la Terre. Au sujet de la rigueur mathématique du latin, je n’en sais rien. Et pour moi, les mathématiques ne sont pas un reflet fidèle de la démarche scientifique, même si elles peuvent s’avérer nécessaires.
J’ai aussi l’impression que les meilleurs scientifiques ne sont pas complètement obtus et ont des connaissances bien plus larges. Encore une fois, l’opposition entre les Humanités au sens large et les Sciences n’a aucun sens. Les deux sont nécessaires et l’ont toujours été. Croire le contraire est faire preuve d’une grande inculture et est même à la longue dangereux.
Bien sûr que nombre d’ingénieurs ou équivalents ne savent pas écrire et ont une culture générale bien maigre (je le constate aussi assez souvent dans mon entourage professionnel), mais cela n’est toutefois pas une généralité et heureusement.
Le latin et le grec ne sont certes pas réservés à une élite sociale, mais avec la paupérisation accrue de la société depuis une grosse vingtaine d’années, c’est un peu redevenu le cas. Des enquêtes montrent clairement que les fils d’ouvriers (ou équivalents) arrivent bien moins qu’avant à s’en sortir. Comme diraient certains, l’ascenseur social ne fonctionne plus correctement et la reproduction des élites bat son plein.
La phrase de Rabelais est néanmoins aussi bien connue que le cogito ergo sum de Descartes, même chez les « scientifiques » les plus obtus, lesquels ne méritent peut-être même plus de qualificatif de scientifiques.

Calyste a dit…

Cornus : moi, on m'avait proposé C (scientifique) mais j'ai préféré faire A (littéraire). Il faut dire qu'à l'époque, le choix était moins tyrannique qu'aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, je ne l'ai jamais regretté. Pour ce qui est de l'élitisme social du latin et du grec, je ne suis pas d'accord avec toi : sur la fin de ma carrière (au moins dix ans), j'ai constaté au contraire une plus grande ouverture de ces matières à des milieux sociaux qui n'y avaient guère accès auparavant.

Cornus a dit…

J'ai constaté le contraire quand j'étais au collège public du début des années 1980, aussi parce que le latin et le grec étaient une excuse pour faire des "classes de niveau", ce qui était pourtant interdit. Cela a peut-être été plus surveillé par la suite, mais force est de constater que dans ma classe de latin, j'étais un peu l'exception qui confirmait la règle. Après, cela a changé il est vrai car il n'y avait plus une classe de latin d'un côté et une classe de grec de l'autre, mais c'était en commun sur 2-3 classes (ceci dit, ces classes étaient aussi celles qui accueillaient les meilleurs élèves). Mais tout cela n'a effectivement rien à voir avec le latin

karagar a dit…

Evidemment pas d'accord du tout sur le (bas) Moyen-age !!

Calyste a dit…

Karagar : je voulais uniquement parler d'un certain obscurantisme dans l’Église d'alors et de son emprise trop grande sur les hommes.