mardi 15 mai 2012

Pages marquantes (38)

Parfois l’enfant éprouvait un désir très insistant d’écrire certaines phrases. Et elle le faisait avec une grande application.
En voici quelques-unes, entre beaucoup d’autres :
- Partageons ceci, voulez-vous ?
- Écoutez-moi bien. Asseyez-vous, ne bougez pas, je vous en supplie .
- Si j’avais seulement un peu de neige des hautes montagnes la journée passerait plus vite.
- Écume, écume autour de moi, ne finiras-tu pas par devenir quelque chose de dur ?
- Pour faire une ronde il faut au moins être trois.
- C’étaient deux ombres sans tête qui s’en allaient sur la route poussiéreuse.
- La nuit, le jour, le jour, la nuit, les nuages et les poissons volants.
- J’ai cru entendre un bruit, mais c’était le bruit de la mer .
Ou bien elle écrivait une lettre où elle donnait des nouvelles de sa petite ville et d’elle-même. Cela ne s’adressait à personne et elle n’embrassait personne en la terminant et sur l’enveloppe il n’y avait pas de nom.
Et la lettre finie, elle la jetait à la mer -non pour s’en débarrasser, mais parce que cela devait être ainsi -et peut-être à la façon des navigateurs en perdition qui livrent aux flots leur dernier message dans une bouteille désespérée.
Le temps ne passait pas sur la ville flottante : l’enfant avait toujours douze ans. Et c’est en vain qu’elle bombait son petit torse devant l’armoire à glace de sa chambre. Un jour, lasse de ressembler avec ses nattes et son front très dégagé à la photographie qu’elle gardait dans son album, elle s’irrita contre elle-même et son portrait, et répandit violemment ses cheveux sur ses épaules espérant que son âge en serait bouleversé. Peut. être même la mer, tout autour, en subirait-elle quelque changement et verrait-elle en sortir de grandes chèvres à la barbe écumante qui s’approcheraient pour voir.
Mais l’Océan demeurait vide et elle ne recevait d’autres visites que celles des étoiles filantes.
(Jules Supervielle, L'Enfant de la haute mer)

2 commentaires:

Didier M a dit…

Ah que j'ai aimé le lire. Je viens de sortir de la bibliothéque "Le voleur d'enfants". Supervielle, rangé entre Suarés et Svevo. Il est content Jules.

Calyste a dit…

Didier: un excellent souvenir aussi, Le Voleur d'enfants. Je ne l'ai malheureusement plus en rayons.