lundi 14 mai 2012

La vie de château

Ça s'appelait Le Château, à cause de la mythologie populaire qui disait qu'autrefois une de ces bâtisses moyen-âgeuses s'y dressait pour surveiller la vallée qui n'était pas encore fermée par les crassiers que l'exploitation minière y a laissés depuis. Au XI° siècle, le chef-lieu s'était déplacé et le château aurait disparu, on se sait quand. Certains prétendaient qu'il y avait encore quelques souterrains dont personne ne connaissait plus l'accès, à l'endroit même et sous le bois du Baron, un peu plus haut sur la colline, au milieu des fayards et des châtaigniers.

Le Château! Un nom qui surprenait tous les étrangers lorsqu'ils le découvraient pour la première fois: quelques maisons pauvres autour d'un semblant d'aire en terre battue. En face, des jardins potagers où les plus orgueilleux édifiaient des puits décoratifs faits de vieux pneus peints en rouge et blanc. La terre y était noire de la houille résiduelle et ne produisait que de maigres salades et d'anémiques carottes. Dans l'un d'eux, une mare dont il était interdit d'approcher et où chacun puisait l'eau commune pour ses arrosages.

Une dizaine de ménages y étaient installés, depuis la nuit des temps ou presque. Familles de mineurs dans ce hameau oublié que l'absence de corons dispensait de la symétrie. Souvent, dans la même maison, deux ou trois générations, à chaque étage, grands-mères (les grands-pères étaient morts depuis longtemps, victime de la silicose ou du grisou), parents qui se retrouvaient le soir, après la journée de travail, quand les gueules noires rentraient du gisement, rapportant avec eux, dans les plis de leurs rides, les poussières tenaces qui leurs valaient leur nom, enfants, nombreux et gais, que la vie n'avait pas encore flétris.

Ma grand-mère habitait là, au premier étage de l'une de ces maisons, un deux pièces minuscule, cuisine et chambre,  dont l'évier, lorsque l'eau fut installée,  se cacha dans un grand placard. Sur le même palier, un couple de vieillards, mangeurs de salades et admirateurs du bain quotidien du bébé que j'étais, lorsque je devais escalader, nu, la table où l'aïeule installait une grande bassine qu'elle avait fait chauffer sur le fourneau à charbon. Au-dessus, des greniers où je n'eus jamais ni la permission ni le courage d'aller. Au rez-de-chaussée, deux appartements tout aussi exigus, l'un changeant souvent de locataires, l'autre occupé par la "Gausse" et son mari, deux bons vivants qui remplissaient l'espace, elle de ses rires et de sa bonne humeur, lui de ses querelles d'ivrogne. Tout en bas, des caves, où l'on entreposait le charbon donné par les Houillères et qu'il fallait remonter seau à seau pour les besoins quotidiens.


C'est dans la barrière à claire-voie de l'escalier qui montait au premier qu'un jour, je me coinçai la tête entre deux barreaux et que je restai prisonnier le temps que l'on s'aperçoive de ma disparition et que l'on vienne me délivrer. La libération ne fut pas aisée- j'avais (j'ai toujours) une grosse tête- et la semonce plutôt verte. Je ne me souviens pas d'autre bêtise commise par l'enfant sage que j'étais. Nous bénéficions pourtant, nous les gosses, d'une liberté de mouvements totale à condition que les horaires soient respectés. Que pouvait-il nous arriver de mal, dans ce recoin sans voitures où chacun avait l'oeil sur la progéniture de tous les autres?

Le soir, lorsqu'il faisait plus frais et que les tâches quotidiennes s'étaient taries, chacun sortait sur le pas de sa porte, apportant avec lui une chaise paillée, et la soirée commençait. Nous n'écoutions pas les conversations des grands, trop heureux de nous retrouver tous à jouer dans la cour. De quoi parlaient-ils, ces hommes cassés par le travail, ces femmes qui tentaient de sauver un semblant de dignité avec le maigre salaire que leur rapportaient leurs maris et dont, parfois, ils avaient déjà écorné l'indigence par quelques verres au café du village, ces vieilles qui avaient enfin droit à un repos tranquille? Je ne sais pas,  mais eux aussi, comme nous, riaient souvent et s'apostrophaient avec les surnoms plaisants qu'ils se donnaient depuis toujours.

Nous, les enfants, nous nous réunissions par clans, selon les âges. Les minauderies des garçons plus formés face aux filles qui se voulaient coquettes par un ruban dans les cheveux nous faisaient rire et provoquaient d'abord nos sarcasmes et nos moqueries, plaisanteries dont ils n'avaient que faire, trop occupés à leurs jeux innocemment sensuels. Nous regagnions bientôt un coin de la cour, le nôtre, celui des petits, contre le mur du jardin, et nous improvisions nos gaietés, selon l'humeur et le temps. Les filles traçaient des marelles sur le sol caillouteux et sautillaient inlassablement sur un pied, sacrifiant à un rituel mystérieux auquel nous ne comprenions rien. Nous, les  garçons, nous préférions les billes, que chacun apportait dans un sac de toile et qui, bien souvent, se fendaient en deux lors de nos compétitions, laissant voir, en leur sein, la terre dont elles étaient faites.

Mais bien souvent, garçons et filles se retrouvaient, pour des jeux en commun. Le loup, l'épervier, la clé de Saint-Georges nous prenaient le reste de la soirée et c'est toujours avec regret que nous entendions l'un des adultes sonner l'heure du coucher. Nous avions beau faire semblant de ne pas comprendre et continuer un instant à nous amuser, arrivait toujours le temps où les billes étaient remisées, la marelle effacée et les chaises rentrées. Mais nous savions que nous  retrouverions le lendemain, au même endroit, les mêmes, avec les mêmes jeux et les mêmes espoirs.

Un jour, ma grand-mère ne fut plus là. Il me fallut rejoindre les frères et sœurs qui m'étaient nés au fil des saisons, sans que j'y prenne garde, sans que leurs cris ne dérangent mes rêves de petit garçon qui se blottissait chaque nuit dans les bras de cette  femme soyeuse aux pieds déformés par la vie. Je quittai la vieille maison pour une plus vieille ferme encore, en dehors du village, en dehors des jeux et des soirs d'été. Elle était finie pour moi, la vie de château.

6 commentaires:

Caly a dit…

j'aime ta façon d'exprimer cette nostalgie, Calyste. Elle chante un air de mélancolie qui me berce.

Petite, bébé, moi aussi j'étais chez mes grands-parents. Ils habitaient une grande maison sombre à Zaventem. Mon pépé venait souvent voir si je dormais bien, si j'étais encore vivante...

C'est vers mes 3 ans je crois, qu'une nuit, alors qu'il venait, par nuit dans l'obscurité, vérifier que je dormais bien.

Et moi, toute fière, couchée dans mon petit lit, ne dormant pas, ne pleurant pas, je lui ai dit "coucou pépé"

C'est mon tout premier souvenir d'enfance. Je te l'offre, Calyste.

Cadeau d'amitié

Cornus a dit…

Je vois bien le tableau même si je n'ai pas du tout connu ce genre de chose. Et qu'est-ce que j'aime ce récit...
Le jeu de billes, ça oui, j'ai connu : j'avais des "terres", mais aussi de plus luxueuses "agathes" que nous trouvions tellement belles...

laplumequivole a dit…

Tu as de beaux souvenirs.

karagar a dit…

aucun souvenir semblable mais je l'ai vécu en le lisant

Jean-Pierre a dit…

Très beau récit, intime et nostalgique, le portrait suggestif d'une grand-mère aimée. C'est une porte qui n'est pas fermée celle-là.. laisse là ouverte !

Calyste a dit…

Caly: beau cadeau, Caly, que celui que tu me fais dans ton commentaire! Tu devais être mignonne, en lançant ton "coucou, pépé)! Plein de bises à toi.

Cornus: il y avait aussi des agates plus grosses que les autres, au moins le double. Elles avaient un nom que j'ai oublié.

Cornus: passés au prisme du temps, sans doute...

Karagar: c'est un beau compliment!

Jean-Pierre: j'ai essayé de la refermer plusieurs fois. Mais qu'elle résiste!