Il y avait, dans notre campagne, passé le virage après la maison, une autre famille de mineurs. Si je ne me souviens pas du père, absent le jour comme tous les hommes de cette époque, je garde un souvenir précis de la mère, une maîtresse femme si masculine qu'elle avait avoué une fois à la mienne, se raser les poils de la poitrine. Pourtant, elle ne renonçait pas à sa féminité et, pendant qu'elles bavardaient (longuement!) au retour des courses au village, elle avait l'habitude ou le tic de s'humecter le pouce et l'index avec de la salive et de lisser un semblant d'accroche-cœur qu'elle tentait de maintenir en place dans sa chevelure raide, geste qui, à l'âge que j'avais, me dégoûtait profondément.
Mais c'est surtout de l'une des trois filles que l'image reste gravée encore aujourd'hui dans ma mémoire. J'ai peu fréquenté l'aînée, beaucoup plus âgée que moi, et qui, à son mariage, quitta notre village pour s'installer à Saint-Étienne. La benjamine était une grosse fille délurée, amie de mon frère, qui, si j'ai bien deviné, s'est permis quelques privautés enfantines avec elle, derrière les bottes de foin. La cadette avait seulement un ou deux ans de plus que moi, ce qui faisait dire à ma mère, jamais à court d'idées pour m'exaspérer, que c'était ma fiancée. Physiquement, elle était très laide, une petite maigrichonne au nez crochu qu'elle avait hérité de je ne sais où, et l'intelligence vive lui restait encore à découvrir.
Pourtant, ma mère l'avait prise en affection et l'accueillait régulièrement chez nous pour lui apprendre le tricot et la broderie. Elle passait ainsi la plupart des jeudis après-midi avec nous, et ce jour-là, nous avions droit immanquablement à un bon gâteau de semoule. Je crois que c'est à cause de ce gâteau que nous aimions la voir arriver, avec sa laine et ses aiguilles. Malgré les doutes de sa génitrice sur ses capacités, la Janine (dans mon enfance dans la Loire, le prénom était toujours précédé de l'article. C'est seulement en arrivant à Lyon pour mes études que j'ai fini par prendre l'habitude de le supprimer). fit peu à peu de réels progrès et finit par ne plus se tromper dans les mailles à l'endroit et les mailles à l'envers.
Nous, les enfants, nous étions beaucoup moins tendres avec elle et elle était l'enfant idéale pour tenir le rôle du souffre-douleurs. Combien de tours pendables avons-nous pu lui jouer, certains anodins, d'autres relevant de la méchanceté pure! Un jour, nous l'avions enfermée dans une cage grillagée destinée à une poule et ses petits. Elle était si menue qu'elle y rentrait parfaitement, mais pas question de beaucoup bouger, bien sûr! Elle s'était prêtée en riant à ce jeu stupide mais, au bout d'un moment, elle voulut ressortir et c'est là que la chose devint intéressante pour nous, à la voir se démener et grogner en nous insultant dans sa prison de grillage. Je ne me souviens pas de la façon dont finit l'histoire, seulement de cette face rouge de sueur et nous crachant sa haine au visage.
Une autre fois, nous eûmes recours à notre chien pour la torturer. C'était une chienne bâtarde très douce et affectueuse qui n'avait qu'un seul défaut: elle ne supportait pas qu'un étranger approche son visage de sa truffe pour l'embrasser. Tout le monde, chez nous, le savait. La Janine pas. Et ce qui devait arriver arriva: sur nos conseils, elle fit ce qu'il ne fallait pas faire et se fit mordre le nez par la chienne inquiète. Lorsqu'elle se releva, elle saignait abondamment. Visiblement, le coup de dents avait été vorace!
Il ne fallait pas, bien sûr, laisser de traces de notre exaction! Nous lui tînmes donc le visage penché en avant pour que les gouttes de sang ne tachent pas son tablier tout propre et, voyant que l'hémorragie ne s'arrêtait pas, nous lui plongeâmes carrément la tête dans un grand bac rempli de l'eau destinée à préparer la soupe des cochons. Le résultat ne fut pas à la hauteur de nos espérances: si l'écoulement avait un peu diminué, il ne s'était pas arrêté. Il fallut tout de même prévenir ma mère qui, après avoir soigné notre martyr préférée, nous passa l'envie de recommencer.
Je ne sais pas ce qu'elle est devenue. Quand je passe là-bas, rarement, je pense à elle devant la maison que sa famille n'habite plus. Mon frère l'a aperçue une fois, marchant le long de la route d'un petit pas pressé. Il paraît qu'elle n'a pas beaucoup changé, toujours petite et menue, le poids des ans en plus. Se souvient-elle de ce que je viens d'évoquer? Nous en veut-elle encore de tout ce que nous lui avons fait subir? Ou bien au contraire est-ce pour elle la plus belle période de sa vie, celle où, bien qu'étant différente, elle était, au sein d'un groupe d'enfants turbulents, un être à part entière qui participait à leurs jeux, même cruels?
jeudi 21 juillet 2011
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4 commentaires:
Ah les sales gosses calystéens !
L'article devant le prénom ne se disait pas trop dans la moyenne vallée du Gier. Mais dans le Morvan, il est presque systématique (et se pratique encore, y compris par moi-même).
Cornus: moi aussi, parfois. D'ailleurs, pour certaines personnes, sans l'article, je ne vois pas de qui il s'agit.
Inouïe la méchanceté des enfants entre eux. Je ne fais la leçon à personne, j'ai moi-même commis des horreurs comparables dans mon enfance. J'aurais même honte de les raconter, tellement le souvenir m'est honteux.
Lancelot: un moment de honte est si vite passé!
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