En toute fin d’après-midi, le Campari ayant eu le temps de
rafraîchir (je l’avais mis un moment dans le freezer du réfrigérateur pour
accélérer le mouvement), je m’en offris le plaisir d’un bon verre à demi rempli
de glaçons. Installé dans une chaise longue sur la terrasse, cigarettes et
cendrier à côté de moi, mon François Ier à la main, j’étais le plus heureux des
hommes, malgré le massacre de scorpions qui avait précédé. La température avait
déjà baissé et le soleil, avant de disparaître derrière les collines, nuançait
d’ocre la façade de la maison. La nuit serait fraîche et j’allais bien dormir.
Le crissement d’un gravier écrasé me fit lever le nez. Elle
était là, tout près de moi sans que je l’aie entendue arriver. Dorée, que je
voyais à contre-jour, me souriait en silence.
- Excusez la surprise, je ne voulais pas vous faire peur.
- J’étais tellement pris par ma lecture que je ne vous avais
pas remarquée. La journée s’est bien passée ?
- Oui, très bien, nous sommes allés à Lucca et nous vous
avons aperçu Via Filungo mais vous étiez loin devant et il y avait beaucoup de
monde. Et puis, nous ne voulions pas vous déranger dans votre visite. Ce n’est
pas trop ennuyeux de visiter seul ?
- J’y suis habitué depuis longtemps et, je dois vous l’avouer,
je préfère : je vois ce que je veux voir, je m’arrête quand je veux, je
reste le temps que je veux. Et, lorsque je voyage avec des amis, ils en ont
parfois assez de mes haltes incessantes pour photographier.
- Vous faîtes beaucoup de photos ? Les monuments sont
si beaux dans cette région !
- Pas seulement les monuments : des détails qui me
plaisent et qui, sortis de leur contexte grâce au cadrage approprié, peuvent rendre
un effet assez artistique. J’aime aussi énormément photographier les gens,
certaines personnes dont il se dégage quelque chose. Mais, comme je n’ai pas le
droit de les prendre sans leur consentement, je les photographie de dos.
- Ah ! c’est
drôle. Au moins, si vous nous photographiez, Tom et moi de dos, vous nous le
direz !
- Promis !
Je me demandais quelle était la raison de sa visite
inattendue. Je pensais qu’il lui manquait sans doute quelque ingrédient pour
préparer son repas du soir, du sel ou du lait par exemple, et qu’elle était
venue m’en emprunter. Mais elle ne semblait pas pressée de me le demander et, à
ma grande surprise, s’assit près de la table où j’avais posé mon verre.
- Vous désirez un peu de Campari. Dîtes à Tom de descendre,
je vous en offre volontiers. Avec de la glace ?
- Oh non, Tom et moi, nous ne buvons jamais d’alcool. J’en
ai goûté quelquefois mais ça ne me plaît pas. Et Tom a eu, dans son enfance, un
oncle alcoolique qui l’en a éloigné à tout jamais. Nous ne fumons pas non plus.
Mais vous, je vous vois souvent avec une cigarette à la bouche. Vous savez que
ce n’est pas bon pour la santé.
J’ai horreur que l’on me dise ce que je dois faire ou ne pas
faire, ce qui est bon pour moi et ce qui ne l’est pas, et j’allais répliquer
avec brusquerie mais elle ne m’en laissa pas le temps.
- Oh, vous fumez des Dunhill International ! C’est une
des marques les plus chères, je crois. Vous en trouvez ici, en Italie ?
- Oui, presque partout, et elles y sont moins chères qu’en France.
Plus de deux euros de différence, ce qui n’incite pas à la modération.
Je crus qu’elle allait me réciter un sermon sur les dépenses
inutiles, sur tout ce que je pourrais m’offrir si je ne fumais pas, mais elle
garda le silence, absorbée par la contemplation d’une cigarette qu’elle avait
sortie du paquet et qu’elle faisait tourner entre ses doigts.
- Elles sont élégantes mais quand on pense qu’elles
apportent la mort…
Comme d’habitude lorsqu’on tente de me raisonner, je fis
exactement l’inverse de ce que l’on attendait de moi et m’allumait une autre
cigarette, alors que je venais à peine d’écraser la précédente dans le
cendrier.
- Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est bon, avec un bon
Campari bien frais.
Elle eut la bonne grâce de ne pas se mettre à toussoter
comme le faisait une de mes collègues alors que je n’avais pas encore ouvert le
paquet.
- Demain, nous partons pour la journée : nous allons
jusqu’à Florence. C’est une ville que nous aimons beaucoup, Tom et moi.
Je me méfiais de mon agacement croissant et fis un effort
pour ne pas lui dire que, de toutes les villes de Toscane, c’était certainement
celle que j’appréciais le moins et que, pour moi, Sienne était cent fois plus
intéressante. Après tout, chacun ses goûts et je n’en avais rien à faire.
- Je vous conseille Santa Maria Novella et le couvent
Saint-Marc où sont les fameuses Annonciations de Fra Angelico. C’est sans doute
ce qu’il y a de plus beau dans la ville.
- Il faut que je le note. Sinon, demain, j’aurais oublié. Je
remonte tout de suite.
Et, tandis qu’elle s’éloignait, j’aperçus, sur le toit d’un
des nombreux appentis en partie en ruines qui s’égayaient sur la propriété, la
tête d’un serpent pointer par-dessus les tuiles. Un serpent noir et jaune,
comme je n’en avais jamais vu jusque-là et qui disparut aussi vite qu’il était
apparu. Il était temps que je rentre.
6 commentaires:
j'aime bien cet épisode
Tu vas rire, mais je crois bien ne jamais avoir bu de Campari et je ne sais pas du coup quel goût cela a.
Je n'aimerais pas qu'on me rationne mon propre vin. Je comprends donc qu'on puisse se lasser des reproches faits aux fumeurs, qui s'ils sont "responsables" savent ce qu'ils ont à faire ou peuvent faire.
Dis donc elle est imbuvable cette femme ! Y resterait pas un petit scorpion à lui mettre dans le soutien-gorge, juste comme ça, pour la faire un peu flipper ?
Voilà ce qui arrive quand on jette ses mégots de cigarette n'importe où... J'ai hâte de lire la suite.
J'ai fini mon verre de Campari. :)
Cornus : je n'ai qu'un conseil à te donner : goûte ! (très frais, naturellement).
Plume : peut-être flippe-t-elle déjà !
Gonzo : toi aussi, tu lis mes élucubrations ! Merci à toi.
Plume : moi, je ne me contente jamais d'un seul !
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