En pénétrant plus avant dans l’établissement, je vis que le
fond en était occupé par une très grande salle de restaurant que l’on ne
pouvait apercevoir depuis la rue. L’homme un peu ivre, qui avait fini sa
cigarette et m’avait suivi à l’intérieur, me demanda ce que je désirais. C’est
alors que je compris ma méprise : j’avais en fait affaire au tenancier du
bar, ce qui me fit sourire. L’homme, à son tour, me sourit, et, comme j’étais
le seul client, s’attarda à bavarder avec moi après m’avoir apporté une bière.
Il me confirma que, le dimanche, je ne trouverais aucune épicerie ouverte à
Lucca et que lui-même ne servait pas de repas ce jour-là.
Au bout d’un moment pourtant, alors que nous avions parlé de
mes projets de visites en Toscane et qu’il m’avait paru très cultivé malgré son
air pitoyable, il me quitta sur une phrase que je ne compris pas et disparut
dans une petite pièce derrière son zinc. Il en revint bientôt avec une assiette
qu’il me tendit aimablement et m’apporta aussi une fourchette et une serviette
de papier. Il m’offrait une part de son repas du soir, en y ajoutant une
seconde bière quand il vit que j’avais terminé la première : quelques
ravioles faites maison qu’il avait garnies de chair de daurade, de ricotta et
de romarin.
Pendant que je me régalais, il souriait toujours. Puis nous
parlâmes de Paris, qu’il connaissait, de Lyon, qu’il voulait connaître, de tant
d’autres choses encore que, lorsque je le quittais, je vis que la nuit était
prête à tomber. Il m’invita à revenir un autre soir pour goûter sa cuisine, un
repas complet dont je me souviendrais, ajouta-t-il en me serrant la main. Si
ces plats étaient aussi bons que celui auquel j’avais goûté ce soir-là, je n’avais aucune crainte à avoir.
Je faillis manquer l’embranchement de la petite route qui
conduisait au pont de brique et ne vis la maison rouge qui m’en indiquait la
proximité qu’à la dernière minute, ce qui me valut un coup de klaxon très
mécontent de la voiture qui me suivait. Le gros campanile roman était éclairé
et semblait encore plus étrange sous la lumière du jour déclinant. Mais le
village semblait déjà endormi. Comme souvent lorsque je voyage, j’imaginai la
vie qui aurait été la mienne si j’avais habité ici, une vie simple et calme,
bien loin de celle que je menais à Lyon. Mais aurais-je pu m’y habituer ?
Le revêtement caillouteux de la ligne droite me ramena à la
réalité. Il faudrait ensuite prendre la première à droite, en direction de la
montagne et entamer la série des virages en épingle à cheveux. Je redoublai d’attention :
les deux bières et surtout la fatigue du trajet depuis la France commençaient à
faire sentir leurs effets et je redoutai de devoir croiser une autre voiture
dans ces conditions. J’arrivai au gîte sans en rencontrer une seule.
Sur le terre-plein, un autre véhicule avait pris la place où
je m’étais garé l’après-midi. Sans doute les Hollandais étaient-ils rentrés. Il
me fallut effectuer de savantes manœuvres pour me garer à leur côté. Après
avoir coupé les phares, je constatai que la lune, presque pleine, éclairait
suffisamment la terrasse devant la porte. Je ne l’avais pas remarquée en
roulant, tant la route était encaissée au milieu des forêts mais maintenant, je
la voyais bien au-dessus de la colline d’en face et la vitesse avec laquelle
elle montait dans le ciel me surprit, comme chaque fois que je prends le temps
de la contempler.
En me retournant vers la maison, je vis qu’une fenêtre de l’étage
était éclairée : les hollandais étaient bien là. Alors que je me dirigeais
vers la terrasse, une silhouette de femme apparut brièvement devant la croisée, si rapidement que je n’eus
pas le temps de la détailler. En faisant le moins de bruit possible, je tournai
la clé dans la serrure et me retrouvai dans le salon où je mangeai sur le
pouce quelques chips achetées à Lucca et deux ou trois prunes encore tièdes du
soleil de la journée que je venais de cueillir au bord du terre-plein. Ensuite,
je descendis jusqu’à ma chambre où Valeria avait eu la bonne idée de me faire
préparer le lit par le voisin barbu et, à peine entre les draps, je m’endormis profondément.
La rencontre avec les hollandais pouvait attendre le lendemain.
7 commentaires:
Plume va pouvoir fantasmer toute la nuit que les Zollandais.
Cornus > Non mais c'est quoi ce Cornus qui s'avance sur mes fantasmes nocturnes ?!?
Crnus : va falloir attendre encore, juste un petit peu.
Plue : tiens, en parlant de nuit, tu n'as plus qu'à lire ma première toscane, fraîchement sortie des presses !
Mais c'est fait ! Et j'aime beaucoup l'atmosphère de cette nuit-là.
Plume : merci. Et, en plus, les Hollandais arrivent !
Oh mais ça galope par ici, je ne tiens plus le tempo !
J'aime (en réalité aussi !)la conduite nocturne, égaré sur de petites routes
Karagar : pour l'instant, je tiens le rythme.
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