En lisant le roman d'Irving, je me remémorais ces années terribles où le sida fit tant de ravage : les années quatre-vingt, et la façon dont, au départ, cette maladie fut accueillie : une punition contre l'homosexualité considérée comme une perversion, jusqu'au jour où les hétéros furent aussi touchés. Moi, j'avais une petite trentaine à ce moment-là, et j'avais plus que profité de la libération des mœurs qui suivit 68. J'ai eu la chance de passer entre les gouttes. Mais il me fallut, comme les autres, reconsidérer ma façon de faire. La légèreté disparut, gangrenée par la peur.
Autour de nous, les gens disparaissaient, de vagues connaissances puis bientôt des amis plus proches. Jean-Luc fut l'un d'eux. Il n'eut pas ma chance. Je découvris, en allant lui rendre visite à l'hôpital, ces corps allongés dans les chambres, dont certains n'étaient plus que des cadavres décharnés, la peau marquée, les joues creuses, les yeux enfoncés dans leurs orbites. Ce qui restait pour moi dans le domaine de l'imagination devenait tout à coup réalité : on mourait du sida, et dans quelles souffrances.
Après son séjour à l'hôpital, il fut envoyé dans une "maison de convalescence" dans le Beaujolais. Nous savions tous, et lui le premier, qu'il n'y aurait pas de convalescence. Sa chambre donnait sur la campagne et les prés. Et je cachais mon malaise en regardant par la fenêtre, en attendant d'être délivré, de me retrouver, moi, au soleil, vivant, honteux de l'être mais vivant. Il faut bien que je le dise : j'avais peur, en lui rendant visite, de contracter moi aussi la maladie. Bien sûr, cela paraît absurde aujourd'hui, mais, à l'époque, on se méfiait de tout : de la salive, de la transpiration, d'une simple poignée de main.
Jean-Luc était courageux, il ne se plaignait jamais en notre présence. Il en aurait pourtant eu l'occasion plus d'une fois. Ce courage me fit honte, à moi qui l'étais moins que lui. Il avait besoin de tendresse, de chaleur humaine, et moi, je faisais tout pour éviter le moindre contact. Il souriait, s'étant sans doute parfaitement rendu compte de la situation et de ma prudence.
Pourtant, un jour, je fis le pas. Il n'en avait plus pour très longtemps à vivre et le savait. Alors, en entrant dans sa chambre, je l'ai embrassé. Il avait les joues froides et en même temps couvertes de sueur. Je ne fis aucun geste pour m'essuyer les lèvres. De ce jour, ma paranoïa tomba. Je m'en veux encore de l'avoir laissé me gouverner si longtemps.
Le jour de ses funérailles, je lus les dernières phrases des Mémoires d'Hadrien, de Marguerite Yourcenar : Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d'autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus... Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts.
mercredi 16 avril 2014
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7 commentaires:
Oui, hélas....
A ma connaissance, c'est une chose que tu n'avais pas évoquée jusque là, ou alors par de simples allusions. C'est bien de l'avoir fait. Il me semble que j'avais écrit quelque chose quelque part sur la façon j'avais appris ce qu'était le sida alors que j'étais encore au collège et la façon dont notre professeur de sciences naturelles voulait nous rassurer, sous-entendu que cela touchait peu de monde et qu'en gros, cela ne nous concernait pas trop. Était-ce une maladresse de sa part, une méconnaissance, une façon bienveillante de nous rassurer ? Ou était-ce parce qu'elle considérait les victimes majoritaires comme de seconde importance ? Je me suis demandé bien après (je me le demande encore) ce qu'elle avait voulu dire. Et moi, à cette époque, très en retrait ou retard sur ces questions, cela me semblait tellement loin...
Quelques années plus tard, j'ai aussi entendu dire avec la plus grande méchanceté que les homos et le showbiz étaient les seuls vrais responsables du sida qu'ils refilaient aux honnêtes gens. Je n'étais pas encore assez dégrossi pour m'en insurger vertement à cette époque.
Je ne suis pas en train de dire que je condamne les personnes qui ne se seraient pas bien comportées dans les premiers temps, car les choses (risques de contamination) ont quand même été bien longues à transpirer dans le grand public et on ne peut pas blâmer la peur et l'instinct de conservation quand on n'est pas encore bien informé.
Texte très touchant et j'aime aussi le choix de l'extrait pour conclure.
Les gens de ma génération (dont mon meilleur ami de l'époque, j'en ai souvent parlé, l'écrivain Christophe Bourdin)ont été salement touchés. Moi je suis passé entre les gouttes non par chance mais par asexualité.
Petite âme, âme tendre et flottante ... c'est beau, infiniment beau.
Anna
Oui elles sont tellement belles ces lignes de Marguerite.
Cornus : merci pour ce long commentaire.
Karagar : merci. L'asexualité est aussi une façon de se protéger, mais bon...
Anna : c'est sans doute le plus bel excipit que je connaisse.
Plume : bien d'accord avec toi.
non, ça n'était pas une façon de me protéger, une incapacité à faire autrement !
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