L'été, c'était aussi les foins. Je ne sais encore pas aujourd'hui si j'appréciais ou pas. Cela voulait dire des journées en plein soleil, sans possibilité de s'isoler pour lire, avec le short obligatoire, que moi, je n'aimais pas, parce que les herbes sèches grattaient les jambes que les sauterelles frôlaient en sautant sous nos pas et que j'avais honte de mes jambes, un peu tordues à l'image de celles de ma mère.
Pourtant, il fallait bien: personne n'était là pour nous aider. Ma grand-mère avait acheté les deux prés qui jouxtaient la maison des mines, l'un en dessus de la route, l'autre en dessous, tous deux en forte pente, ce qui ne facilitait pas le travail. Celui du haut était barré, à intervalles réguliers de rigoles d'irrigation, toujours sèches, qui faisaient s'envoler la luge lorsque, en hiver, nous le descendions à trois, mon frère, ma sœur et moi. Nous nous arrangions toujours pour placer ma sœur devant et sauter de la luge avant le fossé profond de la route où elle finissait invariablement sa course solitaire. C'était le pré de l'hiver. Je n'ai pas là de souvenir de fenaison en été, seulement de la cueillette des poires sur les trois arbres tout en haut, où les guêpes nous disputaient les fruits.
Celui du bas était encore plus pentu, une sorte de cuvette dont le creux était occupé par un ruisseau, un vieux puits et une mare que, dans la région, nous appelions "boutasse" et où les grenouilles se cachaient, à notre arrivée, sous la couche épaisse de lentilles d'eau. C'est dans le puits, au fond d'un seau accroché à une poulie, que nous mettions les bouteilles au frais pendant que nous travaillions. C'est dans ce pré aussi que nous retrouvions parfois, au matin , les voitures de conducteurs trop éméchés pour prendre correctement le rude virage qui le surplombait.
Tout se faisait à la main. D'abord, mon père fauchait. Je me souviens de lui, en maillot de corps moulant sa poitrine et découvrant ses biceps puissants et brûlés par le soleil et quelques boutons ou points noirs sur le bas de la nuque. Il avait, ces jours-là, une odeur particulière, de sueur fraîche et d'herbes à la fois, que j'aimais sentir sans me faire remarquer. A sa ceinture pendait un étui de cuir noir pour la pierre à aiguiser qu'il sortait régulièrement et mouillait avant de la passer sur le fil de la faux. Parfois la lame rencontrait une motte rebelle, monticule de taupe ou enchevêtrement d'herbes anarchiques, et le geste s'arrêtait brusquement, sur un juron de mon père.
Une fois l'herbe jaunissante, nous la roulions de haut en bas, en plusieurs bandes plus ou moins parallèles où elle finissait de sécher. Ce travail, c'était nous, les enfants, qui en étions chargés: mon père, je l'ai dit, était mineur de jour (je ne crois pas qu'il soit jamais descendu au fond, à la différence de mon oncle, le frère de ma mère, qui mourra plus tard de la silicose.) et ma mère s'occupait de la maison, de la nourriture, de la lessive, du jardin et des conserves. Il m'a fallu longtemps pour savoir tenir correctement un râteau sans en accrocher les dents en bois dans la terre desséchée qui les cassait. Plus tard, à peine, alors que j'étais en camp de vacances près d'une ferme, je surpris les paysans à qui j'avais proposé mon aide par mon savoir-faire. J'étais le seul à ne pas avoir confondu les foins avec une partie de rigolade à la Marie-Antoinette.
Ces bandes étaient ensuite rassemblées en plusieurs tas de foin imposants que, parfois, nous devions rentrer vite dans la grange si l'orage menaçait. Alors mon père, armé d'une longue fourche, s'en chargeait le dos jusqu'à presque disparaître dessous et nous l'apportait à la grange où nous avions pour tache de le ranger correctement et de le tasser en faisant les fous dessus. A la fin de la fenaison, la récolte était telle que nous touchions la charpente du toit rien qu'en tendant le bras. Les rires et les jeux avec mes frère et sœurs compensaient alors le désagrément de la poussière qui s'en dégageait et qui nous faisait souvent éternuer.
Le soir, nous nous lavions dans une grande bassine que ma mère avait installée dans le jardin et qu'elle avait remplie d'eau à chauffer sous le soleil de la journée. Nous ne savions pas encore ce qu'était une salle de bains. Des années, ce rituel se répéta, mon père lourdement chargé et suant sous l'effort, nous mi rires et mi fatigue, à passer là une partie de nos vacances comme de vrais petits paysans que nous étions.
Une année, ce fut soixante-huit et le retour au village de tchèques, anciens mineurs chez nous, qui avaient cru aux promesses de l'état communiste et s'en étaient allés en Bohême à la poursuite d'un rêve inaccessible. Une amie de ma mère faisait partie du convoi et, au printemps de Prague, elle revint avec son fils, son mari et le frère de celui-ci qui, tous trois, n'avaient jamais connu la France. C'est cet été-là que pour la première fois, j'entendis parler du Pont Charles et des beautés de leur ville et que j'appris à compter jusqu'à dix dans leur langue. Je m'en souviens encore. Mais, s'ils me firent rêver de voyages lointains, ils tuèrent aussi une de mes images d'enfant fasciné par la force de son père. La leur, travailleurs infatigables et maigres ( nous découvrîmes qu'ils n'avaient encore jamais vu une orange ni un saucisson entier), la surpassaient de cent coudées.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
6 commentaires:
Je ne maniais pas le râteau comme toi; nous, nous étions des enfants- vacanciers, qui regardions un peu de haut - chez nous, en Normandie, les vaches paissaient dans les près de pommiers- et très étonnés ces charrettes de foin tirées par des boeufs et ces drôles de râteaux, maniés par des Savoyard(e)s, à La Chapelle d'Abondance exactement. Nous,nous avions fait début juillet les moissons avec nos copains: on avait parfois le droit d'aller dans la moissonneuse, et on pouvait conduire aussi le tracteur qui récoltait les grains. Quand c'était l'orge, nous ne cessions pas de nous gratter! Après, il y avait la paille et ses ballots, trop lourds pour nous. Mais à l'insu de tous, on se faisait des cabanes secrètes (là, on était assez costaud pour déplacer les balles).
En Haute Savoie, dans les prés pentus pas encore fauchés, on piquait des branches de sapin, et on dévalait la pente, le cul dessus. Notre mère hurlait! Nos fonds de pantalons étaient verts et dans le chalet que nous louions, la machine à laver était..."pas-très-mauderne"!
Je garde encore le souvenir de cette odeur de praline et de sucre qu'exhalait le foin; mais du fait de ma région d'enfance, je lui préfère encore le parfum âcre et légèrement fermenté des blés fraîchement coupés. On ne se refait pas...
Christine: des souvenirs assez proches, finalement. Alors, tu passais tes vacances à la Chapelle d'Abondance. J'ai bien connu ce coin des Alpes, mais un peu plus tard, avec Pierre.
Oui, trois étés de suite, et une ou deux fois l'hiver. Tout le village était habité à cette époque par deux familles essentiellement!(qui s'étaient reproduites...entre elles).
Il y avait ces glissades dont je parlais et puis une scierie où nous traînions toujours. On jouait dans les tas de copeaux accumulés le long de la Drance, sous un pont très exactement. Il y avait aussi une épicerie qu'on appelait "Les galeries Lafarfouillette" parce qu'on y trouvait de tout: nous les gosses, on y achetait surtout les boules de coco, les réglisses et les roudoudous!On faisait tourner en bourrique la pauvre mémé qui tenait la boutique. J'avoue, je le confesse, j'ai fait beaucoup de bêtises dans ce lieu formidable! Un oncle se rappelle toujours avoir trouvé des sauterelles et même une grenouille dans son lit.Il n'a jamais sur exactement le nom du coupable (de la coupable...)
Le chalet était sur la route de Chevennes. Elle conduisait aux Cornettes de Bises. Evoquer ces noms me met le sourire aux lèvres.
Christine: oui, je vois bien où sont les Cornettes de Bises. En revanche, je ne t'imaginais pas aussi "joueuse". Je découvre là un pan nouveau de ton caractère. Tu as gardé cet aspect de ta personnalité?
Enormément de choses à dire là dessus. Cela fera probablement l'objet d'une note ultérieure de souvenir de fenaisons, bien que différentes.
Le terme de "boutasse" se retrouve dans les monts du lyonnais : il désigne une mare empierrée près de la ferme pour l'abreuvage des animaux (vaches essentiellement).
Cornus: exactement. D'ailleurs, je pense qu'il s'agit d'un terme uniquement régional.
Enregistrer un commentaire