Comment lui dire? Comment lui faire comprendre? Il a l'air malin avec sa raie dans les cheveux, impeccablement tracée, comme celle d'un premier communiant tout ému de sa première hostie. Ses cheveux blonds, presque blancs, que je voudrais ébouriffer en y emmêlant mes deux mains. Tiens, en ce moment, je n'aurais qu'à m'approcher un peu. Il ne s'en rendrait pas compte, il est trop absorbé par la lecture de cette lettre qui le fait rester si tard au bureau.
Je viendrais près de lui, tout près à le toucher, à respirer son parfum où je décèlerais sans doute une touche légère de transpiration, car il n'a pas ôté sa veste de la journée. Pourquoi être toujours ainsi engoncé dans cet éternel costume trois pièces gris? Lorsque je lui effleurerais la chevelure, il tournerait, surpris, son visage vers moi. Ses yeux verts frémiraient d'interrogations, eux qui n'ont jamais remarqué que j'étais une femme.
Non, pas une femme, sa secrétaire: "Holmes, où avez-vous mis le dossier Stuart? Je l'avais pourtant laissé sur le haut de la pile, hier soir! Holmes, regardez dans le meuble-classeur et sortez moi tout ce que vous trouvez sur les époux Stringblock. Vous vous souvenez, nous les avons eu comme clients il y a deux ans." Poli, appréciant la plupart du temps mes capacités d'organisation et mon travail rapide et soigné, mais comme on le ferait d'une machine bien huilée. Je suis sûre qu'il ne sait pas, lui, la couleur de mes yeux.
Et lorsqu'il se retournerait, surpris et sans doute un peu choqué de mon geste fou, il y devinerait ma passion, cet amour qui est né dès que je l'ai vu, au premier jour, et n'a pas cessé depuis. Presque dix ans que nous travaillons ensemble, dix ans que je lui consacre ma vie, sacrifiant mes soirées s'il me le demande, dix ans que nous sommes plus proches que mari et femme, dix ans qu'il ne me voit pas, dix ans qu'il disparaît en fin de semaine et que je passe mes dimanches seule, à attendre le lundi pour ouvrir la porte du bureau et guetter son arrivée, toujours un peu après moi. "Bonjour, Holmes. Passé un bon dimanche?" Mais il n'écoute jamais la réponse. Il est déjà assis, déjà un papier à la main.
Il n'aurait pas encore compris que je lui aurais déboutonné son gilet et desserré l'abominable cravate stricte qui lui serre le cou et que je l'aurais embrasser tendrement, goulument, sauvagement, passionnément, tout à la fois, parce que dix ans d'arriérés, une fois la bonde enlevée, ça ne se gère pas si facilement. Il n'y a plus que nous dans l'immeuble. Le dernier client est parti depuis plus d'une heure déjà. J'ai replacé bien droit le clavier de ma Remington. Il m'a dit que je pouvais partir, qu'il n'avait plus besoin de moi, qu'il finirait tout seul. J'ai prétexté la recherche d'un dossier qui m'échappait et que je devais traiter le lendemain à la première heure.
Il n'écoutait déjà plus. Se rendait-il seulement compte que j'étais encore là? La fenêtre à guillotine est ouverte et la brise fait gonfler la toile du rideau à moitié baissé. En bas, des étages plus bas, on perçoit les rumeurs de la ville. Tous ces gens qui quittent leurs bureaux et rentrent chez eux retrouver enfants et conjoints. Moi, rien. Je n'ai que lui. Aujourd'hui, en sortant du métro, j'ai décidé de lui parler. Ce matin, j'avais passé, sans intention pourtant, ma robe bleue moulante, celle qui met le mieux en valeur mes formes généreuses. J'étais prête. Il fallait que ce soit aujourd'hui. Si je reculais devant l'obstacle, jamais plus je ne pourrais le franchir.
Et maintenant, je suis comme une gourde, accoudée à ce tiroir de classeur, à chercher trop longuement ce document que je sais avoir caché au fond de mon tiroir. Peut-être ne faut-il pas brusquer trop les choses. Je risque de l'effrayer en agissant trop familièrement. M'approcher de lui, oui, mais en douceur et tâcher de le distraire de sa lecture. D'ailleurs qu'est-ce que c'est que cette lettre? Et là, maintenant, il la pose sous la lampe. Je croyais qu'il avait fini et allait se lever. Mais non, il reste immobile, les yeux dans le vague. Je le vois de profil et je n'ose croire à ce que je devine: il pleure. Une larme est tombée sur le buvard et son dos tremble légèrement. En tendant le cou, je peux voir les derniers mots de cette missive. Une belle écriture, à l'encre bleu nuit, une calligraphie détachée que je peux sans peine déchiffrer. La dernière phrase, en tout cas, qui me crucifie: "Je te quitte, Roy."
Et c'est signé James. Je ne lui parlerai pas ce soir.
( D'après le tableau d'Edward Hopper, Office at night, 1940)
dimanche 1 août 2010
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5 commentaires:
Je me suis douté de la tournure finale, mais j'ai beaucoup aimé cette interprétation. Bravo, une fois de plus.
Et du coup, j'ai ressenti quelque proximité avec cet homme, qu'elles soient volontaires ou non. Par exemple, je n'ai longtemps (très longtemps) rien fait pour être aimable ou réceptif dans le cadre de futures éventuelles relations intimes. Je n'y crois pas tellement, mais peut-être que certain(e)s ont-ils tenté des approches qui se sont aussitôt brisées sur le roc cornusien ?
Il m'est arrivé (il y a longtemps maintenant) de m'entendre dire que l'on s'était intéressé à moi mais que l'on avait été découragé par ma distance. En fait, la distance était de la timidité et le plus souvent, je ne m'étais rendu compte de rien!
Timidité aussi pour ce qui me concerne et aussi distance volontaire, rigueur excessive, sans doute apte à décourager tout dialogue. Et j'en garde probablement des séquelles même si je me suis bien soigné.
Mon Dieu que j'aime ça que j'aime ça que j'aime ça. J'ai l'habitude maintenant. Compris dès les trois premières lignes de quoi il retournait sans sauter directement à la fin. Puis, une fois le texte achevé, dégusté, me précipiter sur Google (ne pas regarder l'image avant d'avoir lu le texte, surtout pas !!!!) et admirer le dessin.
J'espère que tu auras prévu l'achat d'un autre calendrier pour 2011. enfin, un qui suscite l'écriture, en tout cas.
Les Dieux du Stade, Lancelot? Mais non, car là, il y a plus à voir qu'à dire! Ne t'inquiète pas, l'année n'est pas terminée!
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