Il le faut bien parfois. Sacrifier aux us et coutumes, aux obligations que nous imposent les liens de parenté. Aujourd'hui, c'était un déjeuner chez Rose, une cousine de ma mère. Cousine éloignée mais avec qui elle a toujours entretenu des rapports assez bons.
Départ ce matin pour Saint-Chamond, que certains (des autochtones uniquement) surnomment "Le Petit Nice", que d'autres connaissaient grâce à son maire totémique, Pinet, célèbre pour son emprunt et l'avènement du nouveau franc, et qu'aujourd'hui tout le monde ignore.
Retrouver les rues qui mènent à l'appartement de Rose, où je ne suis pas allé depuis plus de vingt ans (c'est en général elle qui venait à Lyon jusqu'à présent), reconnaître la gare et les routes qui s'en vont, à travers champs, gravir les pentes du mont Pilat. Nous étions attendus à midi. Midi sonnait à l'église Notre-dame lorsque j'arrêtai le moteur de ma Kangoo dans le parking de la résidence.
Rose est telle qu'en elle-même, toujours la même, la taille un peu épaissie, simplement, par ses soixante-seize ans sonnés cette année, élégante mais un peu fade, un peu desséchée par son volontaire célibat. Le repas fut léger et agréable. Mais je n'imaginais pas passer le reste de la journée dans un petit salon où tout a une place à discuter de sujets aussi vite abordés qu'épuisés. Lorsque j'étais enfant, j'avais fait de cette femme mon modèle. Sans savoir exactement, à cet âge-là, le pourquoi d'un tel engagement, je lui avais assuré que jamais, comme elle, je ne me marierais. Elle représentait pour moi la grâce et l'élégance, la liberté et la culture. Elle a, c'est sûr, un peu de tout cela mais sa culture et la mienne ne sont plus exactement les mêmes.
Après le traditionnel passage devant les deux caveaux familiaux (P1 et P2) dans le cimetière au milieu des champs, je proposai une petite promenade informelle. La Kangoo nous emmena d'abord dans le village d'agriculteurs et de mineurs où j'ai passé toute mon enfance et où les villas fleurissent aujourd'hui plus vite que les coquelicots dans les champs. Puis nous gravîmes les pentes opposées au Pilat et à la vallée du Rhône, celles qui dominent la vallée du Gier côté monts du Lyonnais.
A un carrefour avec panneaux directionnels, je sus exactement où je devais les emmener: Valfleury. Un nom brusquement ressorti des grottes les plus profondes de ma mémoire, remis à la lumière du jour par une simple flèche aux croisements de deux routes. Valfleury qu'il fallait prononcer avec le plus grand respect quand je n'avais pas dix ans. Du village, je ne me souvenais que du site encaissé et d'une immense église où, chaque année, avaient lieu plusieurs pèlerinages à la Vierge Marie, pèlerinages célèbres dans la région et même un peu plus loin.
A l'arrivée, je vérifiai que l'une seulement de mes images était juste: le site est bien encaissé mais l'église, même si sa flèche surprend au milieu de ces collines de cerisiers et de pommiers, s'avère beaucoup moins étendue que dans ma mémoire. Tout, dans ce village, sent encore le 19° siècle triomphant, le catholicisme dans sa plus grande gloire, mais ce parfum de bondieuserie est maintenant bien éventé: sur les trois restaurants que le petit village comptait autrefois, il n'en reste plus qu'un, qui constitue à lui seul l'ensemble de l'infrastructure commerciale, les institutions religieuses ne semblent plus faire le plein (pourtant le pensionnat y était apprécié) et les fausses grottes en béton, le sinueux chemin de croix n'en finissent plus de se déliter.
Pourtant, j'étais content d'y être revenu, de relire la légende d'une Vierge noire qui y serait apparue au milieu d'un genet fleuri, d'avoir la surprise d'y voir arriver toute une escouade de motards tout harnachés de cuir qui rangèrent sagement leurs énormes engins le long d'un mur tout proche du sanctuaire, content de voir la tête de cousine Rose qui, après m'avoir entraîné à la fontaine miraculeuse dont elle but l'eau dans sa prime jeunesse, découvrit aujourd'hui, grâce à la plaque au-dessus du robinet, que "Cette eau n'est pas potable"!
En redescendant jusqu'à la vallée par une autre route, je lus, sur ce versant où les arbres fruitiers vont bientôt ployer sous les fruits, les noms des villages que je traversais autrefois, il y a très longtemps, à l'époque de mes vingt-deux ans, lorsque je travaillais, pour un service archéologique, à retrouver précisément le tracé de l'aqueduc romain du Gier. Je ressentis aujourd'hui encore, avec la même intensité, la joie que j'avais eue, tout au long de cet été, à me sentir libre, indépendant, utile, peut-être pour la première fois de ma vie, la joie que j'éprouvais dans mon travail à l'air libre, bien sûr, mais aussi dans la fréquentation des paysans, des vieilles gens qui m'invitaient à écouter parler leur mémoire un verre de vin ou de cidre à la main, qui me communiquaient quelque chose de leurs savoirs et de leurs ruses, à moi qui n'étais encore qu'un grand nigaud d'intellectuel débutant. Je me souviens en particulier de celui qui me conseilla, pour retrouver plus vite un tronçon de l'aqueduc enfoui sous la terre grasse d'un champ, de me fier aux crottes de lapin: là où elles s'accumulaient, là était enterré l'aqueduc que ces bestiaux intelligents avaient annexé, ravis de ne pas avoir à creuser eux-mêmes leur terrier. Cela, ce n'est pas un archéologue professeur d'université qui me l'a appris.
Bonne journée donc, sous le soleil, dans une chaleur presque estivale: Rose était contente de notre visite, ma mère était ravie de son pèlerinage improvisé, ma sœur rassurée de voir que tout se passait bien et moi, encore une fois, comme d'habitude, perdu dans mes chemins de mémoire.
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6 commentaires:
Oh... une partie de la famille de ma grand-mère vient de Saint-Chamond.
Dis-moi, tu crois que Henin et Passerat formaient un couple ?
J'ignorais que l'on appelait Saint-Chamond le "Petit Nice", mais il est vrai que je ne suis pas un vrai Couramiaud, j'y suis juste né. Je n'ignore évidemment pas son ancien maire. Il existait jadis des gens qui l'encensait (y compris les ministres de l'économie qui venaient le visiter), ce qui était pour le moins agaçant : c'était toujours un vieil homme de droite réactionnaire. Les gens se souviennent du ministre, de l'emprunt très fructueux pour certains privilégiés, du père du nouveau franc, du maire de Saint-Chamond, mais ils oublient volontiers que cet homme n'avait pas été particulièrement exemplaire pendant l'Occupation (comme beaucoup d'autres, certes) et ils oublient aussi qu'il avait été frappé d'indignité nationale à la Libération et avait été privé un temps de son mandat de maire.
Valfleury, évidemment, j'en ai entendu beaucoup parlé quand j'étais gamin et nous étions allés plusieurs fois en famille. Je me souviens qu'avec mes cousins, nous nous étions pas mal amusés dans les "grottes", escaliers et autres calvaires de pacotille. Je n'y étais pas retourné depuis l'enfance et en balade dans le coin la veille de Noël 2007, nous sommes allés voir ça avec S. Nous ne sommes pas allés voir l'église, qui possède peu d'intérêt architectural, pour aller voir ce "chemin de bondieuseries" aussi moche que je le soupçonnais.
Et l'aqueduc du Gier, c'est un truc qui m'intéresse bigrement et je suis heureux de voir que tu as contribué à sa redécouverte. Je suis d'accord avec toi : il doit encore exixter dans ces campagnes, des gens d'une grande générosité, toujours prêts à aider les gens qui s'intéressent à leur rerroir.
Très très heureux et ému d'avoir lu cette note.
"perdu dans mes chemins de mémoire."
Comme c'est bien dit, et comme je comprends !
Mais je ne savais pas ce lien, même ténu, de "pays" entre nous, Christophe.
Sais-tu que j'ai mis un moment avant de comprendre l'allusion de ta dernière question!!! Que répondre, sinon que je le leur souhaite s'ils le désiraient mais que, vu le lieu, j'en doute fortement. A moins que les alcôves y soient aussi, comme ailleurs, remplies de mystère.
Il va bien falloir qu'un jour ou l'autre, Cornus, nous reprenions ensemble, un après-midi, ces chemins de notre enfance. Si l'occasion se présente...
Merci, Discrète, et comme je comprends que vous compreniez.
La Vierge noire est aujourd'hui visitée par les Anges Noirs, harnachés de cuir...
J'adore l'histoire des lapins ! Un logement tout construit, avec eau courante on comprend qu'ils aient été amateurs !
Fantasmes, phantasmes....
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