Difficile d'en parler. On rêve de quelque chose, on l'attend avec impatience et lorsque la chose arrive, on est à la fois heureux et déçu: heureux parce que ce qu'on espérait est enfin arrivé, parce que rien, aucune circonstance extérieure (même pas une grève nationale ou un radar aérien en panne) n'a pu l'empêcher, déçu parce que la réalité ne correspond pas aux images du rêve ou parce que simplement le rêve a fait place a quelque chose de plus prosaïque, de tangible, d'intransformable et surtout de définitif: la réalité.
C'est un peu ce que je ressens après avoir assisté à un entretien avec Erri de Luca. Les Assises Internationales du Roman (AIR) qui se tiennent en ce moment à Lyon avaient invité cet écrivain italien d'origine napolitaine à répondre, aux Subsistances, aux questions de Raphaëlle Rérolle, journaliste au Monde.
Erri de Luca, j'ai fait sa connaissance littéraire il y a un peu plus de deux ans, le 11 février 2008 exactement, grâce au blog d'Oceania, Voyage à travers les mots, où je lus un soir un bref texte intitulé Une Druse (extrait de son livre Rez-de-Chaussée) décrivant des hommes en prière en Herzégovine. Depuis je ne l'ai jamais quitté. J'ai lu chacun de ses livres au fur et à mesure de leur parution en français, avec chaque fois une impatience et une boulimie qui me faisait regretter d'avoir si vite terminé, d'être allé trop vite, de peut-être n'en avoir pas extrait tout le jus nourricier. Avec Pontalis, il constitue aujourd'hui un de mes points d'ancrage essentiel, une sorte d'accompagnement spirituel (même si je suppose que ce terme ne lui conviendrait guère).
La soirée était consacrée aux Subsistances aux rapports des écrivains avec la Bible. Erri de Luca fait profession d'athéisme mais a appris l'ancien Hébreu pour lire la Bible (l'Ancien Testament) dans le texte originel. Chaque matin, alors qu'il était encore ouvrier, il avait pris d'habitude de se lever tôt et de consacrer un moment de son temps à la lecture de ce texte sacré qu'il appréhende non à travers les diverses traductions (qu'il a traitées jeudi soir de contrefaçons, de "Vuittons faits à Naples") mais en se confrontant avec les mots mêmes des origines. Pour lui, ce fut (c'est) une façon de faire contrepoids: lire la Bible, c'était arracher un moment à la vie ouvrière, un moment pas vendu, un moment à lui.
Son rapport au texte est intime et solitaire. Il répondit parfois à certaines questions d'une façon un peu brusque, laissant comprendre qu'il est des jardins où l'on entre seul. Il a aussi bien expliqué son juste positionnement par rapport à la lecture de la Bible: "Quand je lis Dickens, je ne change pas de place; quand je regarde la chambre de Van Gogh, je ne suis pas dans cette chambre; après la lecture de la Bible, je mets mes pieds sur le sol, je ne regarde pas le ciel". Il a même expliqué que, pour lui, l'implantation du monothéisme en Méditerranée fut une véritable catastrophe car elle détruisit définitivement toute la richesse mythologique de cette terre à très haute concentration polythéiste.
Il s'est mis à lire la Bible par ennui des romans, de la littérature, trop et toujours complice avec le lecteur. La Bible, elle, ne cherche pas à plaire, on n'y cherche pas à y provoquer l'identification. Il précise aussi que, pour lire la Bible, il faut bouger les lèvres, la dire, mais sans bruit ("pour ne pas réveiller les oiseaux!"). Lors de son ascension de l'un des sommets de l'Himalaya, il avait emporté dans son mince bagage le Livre des Psaumes. Alpiniste chevronné (comme l'était Moïse, selon ce qu'il lance avec beaucoup d'humour), il éprouve un vertige d'intimité avec la Bible.
Dans ses ascensions, il ne plante pas de pitons, il se sert de ceux qu'il trouve, il efface les traces de son passage. Partout mais peut-être là plus qu'ailleurs, il éprouve sans cesse le sentiment d'être invité. C'est lui qui, toujours, se chasse lui-même. Si, comme le lui faisait remarquer Raphaëlle Rérolle, écrire, c'est laisser des traces, ces traces, répond-il, sont à chercher, elles ne forcent pas à les suivre.
Débordant le thème initial de l'entretien, de Luca évoqua son rapport à l'écriture ("Quand j'écris, je me tiens la meilleure des compagnies."), à la mort d'êtres proches ("L'absence de quelqu'un, c'est une peine à perpétuité. Écrire, c'est convoquer les gens qui sont partis".), enfin à son engagement politique dans le mouvement révolutionnaire italien des années soixante-dix Lotta Continua ("la Révolution, moteur du XX° siècle, aujourd'hui arbre coupé".). Pour illustrer ce dernier point, il cite un poème de l'écrivain turc Nazim Hikmet: " Le noyer a été coupé mais je reste fidèle à l'ombre."
J'ai écouté parlé Erri de Luca pendant près de deux heures, je l'ai écouté plaisanter et se refermer, lâcher parfois des bribes d'intimité, j'ai regardé cet homme qui n'a que deux ans de plus que moi, marqué par son passé de travailleur (sa main, pourtant, que j'ai serrée au moment de la séance de dédicace, est douce au toucher), maigre comme un pied de vigne, aussi solide et aussi beau qu'un cep de ce Lacrima Christi qui coule des pentes du Vésuve. Ainsi, c'était donc lui, cet homme en pantalon tire-bouchonné, portant gilet noir et chemise blanche à la manière des paysans d'autrefois, lui qui écrivait ces livres que j'ai lus et que je relirai, dont j'ai perçu, à travers les textes, le fond d'humanité et de révolte, qui m'a fait approcher la poésie sans m'effrayer parce que la sienne reste toujours avant tout humaine? Il me reste aujourd'hui une chose à faire: remettre en ordre dans ma tête les images que le vent de l'autre soir a déplacées, simplement parce que, pour plagier la Bible, le "mot" s'est fait "chair".
L'entretien s'est terminé avec une lecture par de Luca d'un extrait de l'un de ses derniers livres, Il peso della Farfalla (Le poids du Papillon)(Ed. Feltrinelli), dont voici un cours extrait:
Sa vie, au gré des saisons, était allée avec le monde. Il l'avait gagnée tant de fois, mais elle ne lui appartenait pas. (...) Avait-il besoin de croire qu'il existait un contremaître et que le monde était son produit fini? Il n'en avait pas besoin pour lui parler, pour le croire à l'écoute, mais c'était une pensée qui lui tenait compagnie. (...) Face au ciel qui, le soir, descendait jusqu'à terre, il aimait dire merci au contremaître.
samedi 29 mai 2010
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7 commentaires:
Vous êtes une fort belle plume
J'ai récemment offert un Erri de Luca à mon grand, (en espérant le lire à sa suite !), mais pas d'écho pour l'instant...
Merci, Henri-Pierre. Vous me faites là un grand compliment!
A lire de toute urgence, Dame K.
J'aime beaucoup la citation d'Hikmet. Il va d'ailleurs falloir que je me plonge plus sérieusement dans sa poésie, un de ces jours.
Je ne connais pas très bien non plus.
C'est toujours un plaisir de lire un post avec une telle qualité !
J'ai envie de lire cet auteur du coup... MERCI !
Merci du compliment, Pouet. Je suis sûr que tu vas aimer lire de Luca
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