dimanche 24 mars 2019

Dix ans de moins, au moins

Pipo me fait l'honneur, et la joie, de remonter dans mon blog, découvert il y a peu, pour en relire de vieux articles. Qu'il en soit remercié. Aussi, cette semaine, poussé par je ne sais quel diablotin, me suis-je mis à aller moi aussi voir à quoi je ressemblais il y a plus de dix ans. J'ai ainsi relu d'anciennes publications, une puis deux, puis pendant plus d'une heure.

Je ne sais pas si j'ai bien fait. Qu'est-ce qui l'emporte, après coup ? Est-ce la surprise (ce n'est pourtant pas le mot, je m'y attendais un peu) de voir combien j'étais triste mais volontaire. Volonté de m'en sortir après la mort de Pierre, ce en quoi ce blog m'a immensément aidé. Est-ce la profonde vérité dans ce que je confiais, parfois de très intime, toujours sincèrement ? Saurais-je le faire encore aujourd'hui ? Je crois avoir plus de pudeur, une pudeur due au fait que maintenant je sais que je suis lu et qui me lit, mais pas seulement : le temps n'a pas effacé le deuil, il l'a calmé, adouci, et je n'ai plus le besoin vital de le crier.

Surprise aussi de ma prolixité : en 2008, j'ai écrit 795 billets, beaucoup plus qu'aujourd'hui, même si je suis encore "bavard". Sourire en retrouvant les moments où j'ai découvert comment intégrer à l'écrit des photos et des vidéos. Au début, je ne savais pas faire.

Et puis, pourquoi ne pas le dire, contentement, la plupart du temps, devant ce que j'ai écrit. Pas d'orgueil outrancier dans cela, juste que je me retrouve dans ce que j'ai relu. Finalement, en dix ans, je n'ai pas tellement changé, profondément.

Et puis, au 30 mars, j'ai retrouvé ça :

Si près, si loin.

En relisant rapidement ce que j'ai écrit hier, je me suis arrêté plus longuement sur la dernière photo, que je repropose aujourd'hui. Cette photo me trouble. Je l'ai prise en rentrant avec J. par les quais de Saône, côté Presqu'île. Les bas-ports étaient saturés de jeunes en groupes assis en rond ou alignés le long de l'eau. On mangeait, on buvait, on fumait, on bronzait, on riait, on parlait haut et fort. Tout ce que je préfère contempler de loin plutôt que de me joindre à l'effervescence parfois hystérique de ces regroupements.

Eux étaient un peu à l'écart, quelques mètres seulement, mais qui les isolaient du monde. Volontairement ? A eux deux, ils semblaient être le monde, avoir gommé tout ce qui les entourait, n'exister que par le regard, les paroles, les gestes peut-être de l'autre. Je n'ai pas vu leur visage, à aucun moment. J'étais au-dessus d'eux sur la partie du quai bordant la chaussée.

Ils ont tout de suite attiré mon attention. Le blanc et le noir. Le blanc, dos lacéré par la bandoulière et le Y de ses bretelles, le sac reposant à terre, une casquette à visière enfoncée sur la tête, jambes repliées dans un début de lotus. Le noir, chevelure au soleil, coudes appuyés aux genoux, polo noir accentuant la blancheur des avant-bras, le profil dévoilé un peu, fixant l'eau devant lui alors que l'autre le regarde.

Ils ne se touchent pas, leurs ombres non plus, mais elles esquissant déjà des ponts, des mailles par où le lien pourrait se tisser. Ils ont peu à peu franchi la ligne blanche, ils sont tout près du trouble de l'eau, du gris des profondeurs qu'ils ne connaissent pas. Se parlent-ils ? Je ne sais. Je crois qu'ils se taisent. Comme l'Annonciation, dernier instant avant que l'indicible ne soit prononcé.

C'est ce qui me fascine : la dernière vision d'un univers qui disparaîtra avec la confidence, qui éclatera ou qui fondra les deux silhouettes en un seul corps d'amour et de désir. L'alliance est déjà là, entre les deux, scellée à la pierre, dans le solide. Elle les repêchera s'ils se perdent dans les eaux troubles. Moment d'attente du plus grand bonheur ou de la terrible peine pour eux. Moment de nostalgie pour moi.

Comme le soleil était doux, hier après-midi. 


Avec ce merveilleux commentaire d'Anna :

Pour vous, Calyste : "Et voici que le soir se referme une fois de plus, replie son aile rose et dorée pour le sommeil.Je me sens le devoir de le noter. Comme le scribe faisait les comptes de la journée du commerçant : soir inscrit au livre des soirs, mais qui n'est rien pourtant que l'on puisse amasser ou négocier. On ne consigne pas un poids, un métrage, un prix : rien qui se chiffre. Plutôt quelque chose comme le croisement de deux clairs regards, d'où s'élève ce qui semble échapper à leur caducité". "Ce peu de bruits" Philippe Jaccottet - Ed. Gallimard.

Devinez-vous quelle était la photo qui accompagnait ce texte ? Vous la connaissez ! 

6 commentaires:

Cornus a dit…

Je vais finalement faire une micro-note pour dire ce que cette note m'évoque.
Au sujet de ton texte du 30 mars, il évoque cette photo en haut à droite et je n'en connaissais pas l'histoire.

Pippo a dit…

Trop d'honneur, cher Calyste !
Par-delà les pépins, les surprises, les courses à pied, les riens qui émaillent tes journées, je ressens à la lecture de ton blog une tranquillité, une sérénité qui me font du bien. Et tous ces livres que je ne lirai pas mais dont tu m'apprends la substantifique moelle. Merci.
Pipo.

karagar a dit…

si tu as bien fait, c'est un des charmes et/ou raison d'être du blog, cette possibilité de retour sur ces pas

plumequivole a dit…

Moi, outre le fait que j'ai perdu trace de bon nombre de choses par accident ou pour cause de changements de blog, je ne relis jamais aucune de mes anciennes notes, pas du tout tentée. Je serais bien plutôt tentée par un bon nettoyage de printemps. Quand ces disparitions accidentelles avaient eu lieu j'enrageais sur le moment et puis très vite je me suis rendue compte que cela m'était égal en réalité, voire que cela me convenait très bien.

vaileka a dit…

La photo sur votre blog, Calyste, j'ai toujours pensé que c'était vous,avec votre ami ....Je me trompais donc, mais pas tant que ça finalement ! Et quant à vos articles, ils sont parmi les petits bonheurs de ma journée . J'aime m'y promener, tout tranquillement entre lectures, musique, peinture,et balades....Merci pour ces petits moments !

Calyste a dit…

Cornus : c'est bien de cette photo qu'il s'agit.

Pipo : et pourtant, je suis souvent loi d'être serein. Peut-être écrire est-il une façon de le devenir... Merci de me dire ça.

Karagar : oui, je le conçois un peu comme un journal intime.

Plume : je te comprends aussi. Après mes vacances en Dordogne, j'ai perdu toutes mes nombreuses photos (sauf celles postées sur mon blog). Et, surprise, je m'en suis remis.

Vaileka : ce que vous dites de la photo me fais plaisir, mais, même 10 ans en arrière, j'étais déjà beaucoup plus vieux que ça ! Mes articles comme bonheurs du jour : voilà qui me touche. Merci, Vaileka.