Au supermarché, à l’îlot du frais, j’étais tombé sur une
employée charmante, plus toute jeune mais ayant gardé, malgré son âge, la grâce fragile des Madones que l’on admire
dans la peinture primitive italienne : un ovale parfait du visage, des
yeux en amendes aux longs cils recourbés, une chevelure d’un noir de jais (même
si je soupçonnais là qu’un coiffeur expérimenté avait exercé son art de la
dissimulation), et une silhouette restée svelte malgré son âge, alors que
beaucoup de ses congénères ont tendance, les années passant, à s’envelopper
pour endosser le rôle de la mamma fellinienne ou de la matrone romaine.
Devant mon embarras à choisir quelques tranches de
charcuteries de la région, elle avait tenu à me faire goûter à toutes celles que
je ne connaissais pas, dont un pâté de tête au sang qui finit par emporter ma
préférence. Le soir, je n’avais plus guère faim et me contentai d’une salade
arrosée d’un verre de rosé. Je voulus un instant m’installer devant la
télévision, en vérifiant bien auparavant que le petit sofa ne contenait pas d’hôtes
indésirables, mais elle refusa obstinément de fonctionner. J’aurais dû m’en
douter !
Je ressortis un instant sur la terrasse pour une dernière
cigarette et la consumai peu à peu en observant la lune. Elle voguait déjà plus
haut dans le ciel que la veille et son arrondi était maintenant presque parfait. Dans un jour
ou deux, elle serait pleine et je savais que, pour moi, cette nuit-là, serait
sans sommeil : je dormais toujours très mal les nuits de pleine lune.
Pourtant, contrairement à mes prévisions, ce fut ce soir-là
que j’eus du mal à trouver le sommeil. Je finis par abandonner la lecture de ma
biographie sur laquelle je ne parvenais pas
à me concentrer. Sans cesse, ma pense vagabondait et revenait à la
hollandaise. Pourquoi cette femme m’impressionnait-elle ? Je ne l’avais
que peu vue et, à chacune de nos rencontres, elle s’était montrée charmante et très
amicale. Malgré cela, je n’arrivais pas à cerner sa véritable personnalité. J’avais beau me dire, en contemplant le plafond
de ma chambre, que je me fichais éperdument de qui elle pouvait être, je ne
parvenais pas à la rayer de mes pensées.
Rien en elle n’aurait dû particulièrement capter mon
attention : elle était gracieuse mais on n’aurait pu dire qu’elle était belle.
Beaucoup moins belle, à mon goût que la vendeuse du supermarché, mais sur ce
point, je ne pouvais être objectif, ayant toujours préféré les méditerranéennes
aux nordiques. Elle aimait bavarder mais sa conversation était somme toute
banale. Une femme, assurément, sans
grande envergure intellectuelle, ce que confirmait le choix qu’elle avait fait
d’un mari un peu pataud.
Alors, pourquoi m’obsédait-elle ? Je n’avais même pas
envie de la connaître davantage, je n’étais aucunement attiré physiquement par
elle, je ne lui trouvais aucune intérêt véritable. Mais, dès que je la chassais
de mon esprit, en essayant de lire ou de programmer mes visites du lendemain, c’est
à elle que je revenais très vite.
Pourquoi, un peu plus
tôt, était-elle descendue jusqu’à ma terrasse ? J’avais oublié de le lui
demander. Et cette approche tellement silencieuse qu’elle m’avait fait
sursauter ? Lorsque j’ai l’intention d’aborder les gens, je n’attends pas
la dernière minute pour me manifester, je préviens de ma présence, ne serait-ce
que pour ne pas les gêner. Elle ne l’avait pas fait, et si le gravier n’avait
pas crissé sous ses pieds, je n’aurais découvert sa présence qu’une fois qu’elle
aurait été tout près de ma chaise longue.
J’eus un instant la vision de son visage alors qu’elle s’approchait.
Souriait-elle vraiment ? Son sourire n’était-il pas apparu ensuite, un dixième
de seconde plus tard, quand elle avait compris que je l’avais découverte ?
Il me semblait maintenant me souvenir d’un visage fermé, aux traits durs même,
expression qu’elle n’avait pas eue à notre première rencontre. Plus je
réfléchissais et plus j’étais certain d’avoir aperçu ce masque. Le sourire qui avait
suivi et la conversation que nous avions entamée avaient effacé momentanément
cette vision fugitive mais ici, dans ma chambre, dans le calme et le silence,
ma mémoire faisait ressortir ce rictus qu’elle avait jusque-là occulté.
Un instant, je crus du coin de l’œil voir, sur le carrelage,
un insecte se faufiler de la commode au grand placard mural, mais ce n’était qu’un
amas de poussière. Je donnerais un coup de balai le lendemain matin, si j’y
pensais. Et puisque je prenais un mouton pour un scorpion précautionneux, je
pouvais tout aussi bien avoir imaginé le visage fermé de Dorée alors qu’elle n’avait
fait que sourire en arrivant. Il était temps d’éteindre la lampe et de me
reposer. Le lendemain, je partirais pour Sienne.
5 commentaires:
Il a bien raison de s'inquiéter, moi depuis le début je me méfie de cette femme !
Suis passée chez Cornus. Je t'embrasse très fort.
Tout cela prend une tournure inquiétante.
Idem pour le passage chez Cornus.
Cette histoire devient prenante.
Plume : peut-être une fausse piste....
Plume et Karagar : merci.
Cornus : le premier titre qui m'est venu en tête est justement "Virages".
Enregistrer un commentaire