lundi 26 septembre 2011

Pages marquantes (14)

Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier. L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. Je prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air content. Je lui ai même dit : "Ce n'est pas de ma faute." II n'a pas répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n'avais pas à m'excuser. C'était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c'est un peu comme si maman n'était pas morte. Après l'enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.

J'ai pris l'autobus à deux heures. II faisait très chaud. J'ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d'habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m'a dit: "On n'a qu'une mère". Quand je suis parti, ils m'ont accompagné à la porte. J'étais un peu étourdi parce qu'il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois. J'ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c'est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l'odeur d'essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J'ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j'étais tassé contre un militaire qui m'a souri et qui m'a demandé si je venais de loin. J'ai dit "oui" pour n'avoir plus à parler.
Albert Camus, L'Étranger.

5 commentaires:

Georges a dit…

J'aime tellement ce roman.

Calyste a dit…

Moi, j'ai longtemps eu des rapports mitigés avec lui. Tout ça à cause d'une prof qui nous l'avait fait étudier. Et c'est une élève qui m'a réconcilié avec Camus! Le monde à l'envers!

Christine a dit…

C'est pour moi un des plus beaux incipit, et un des romans les plus accomplis... Je ne me lasse pas de cette écriture.

Georges a dit…

il m'a séduite en deux temps moi aussi... Une première lecture trop jeune, je me suis dis : Esbrouffe.
Il y a quelques années je l'ai relu, j'ai beaucoup aimé.

Calyste a dit…

Christine: je l'ai entendu l'autre jour à la radio, lu par je ne sais plus qui. c'était magnifique.

Georges: j'ai toujours regretté qu'on le fasse lire trop tôt dans les lycées. Comme tu le dis, il y faut quelques années de plus.