J'avais décidé d'aller à mon rendez-vous à pied. Je n'avais pas beaucoup de temps mais le cabinet n'était pas très loin. Il faisait beau, même si l'air parfois devenait un peu plus aigre. Une marche à peine forcée me réchaufferait davantage que le vélo.
Des travaux sur Gambetta, dans le square Aristide Briand, côté 7°. On a coupé les vieux platanes, malades sans doute, anciennes grilles arrachées, le sol ne ressemble plus à rien, fontaine et bancs ont disparu, SDF aussi. Seul le jaune agressif des engins de chantier sauve de la déconfiture. D'autres travaux sur Saxe, trottoirs envahis de motos à vendre. Je passe devant chez mon ophtalmo. J'y suis allé il n'y a pas longtemps, pour rien: ma vue n'a, parait-il, pas bougé.
J'ai vécu dix-sept ans dans ce quartier, à deux pas à peine de la préfecture. Je l'ai aimé, je ne le regrette pas envahi des banques et boutiques de crédit. A l'angle de Servient, juste après l'église, il y a toujours la petite boutique d'art et de matériel pour la peinture. En face, cet immeuble cossu des Frères Lumière que j'ai quitté en 91 pour venir ici. Il m'apparaît aujourd'hui un peu lourd, j'ai cessé de courir après la reconnaissance bourgeoise.
Au milieu de Servient, il y a l'arrêt du tram, d'une ligne de tram, je ne sais pas laquelle. La foule y est rare, quartier oblige. Il est là assis sur le muret de pierre plutôt que sur le minuscule siège de bois sans dossier. Je le reconnais tout de suite. Il est donc encore en vie et n'a pas beaucoup changé: grand (on le devine bien qu'assis), mince, voire sec, le cheveu blanc encore abondant, sans prothèse sur le nez, qu'il a plutôt aquilin, bien pris dans son inusable imperméable beige. Je n'hésite qu'une demi-seconde avant de traverser la voie et de lui tendre la main. Je serai en retard à mon rendez-vous.
L'accueil n'est pas méfiant ni hautain. Il a peut-être l'habitude qu'on le reconnaisse et qu'on lui adresse ainsi la parole. Combien sont passés devant lui au cours de sa carrière? Il me demande mon nom mais cela ne semble rien lui rappeler. Je n'avais que 19 ans à l'époque, débarquais de ma campagne et ne faisais pas beaucoup de vagues dans cet univers nouveau pour moi et ô combien impressionnant. Il s'enquière de mon travail, de l'attitude des élèves dans mon collège. Je prends aussi de ces nouvelles. Il m'avoue très fier qu'il a maintenant quatre-vingt dix ans et qu'il travaille encore, en bénévole, dans une association chrétienne.
Je le retrouve le même, avec la même grâce, une certaine noblesse dans le port de tête. Quelqu'un d'élégant, de racé. Il a toujours le même sourire, à la fois chaleureux et vous tenant à distance, comme s'il était déjà ailleurs alors qu'il vous l'adresse. La rame arrive. Un instant son œil cligne. Je vois qu'il hésite à prendre congé de manière aussi rapide. C'est moi qui le ferai, prétextant mon rendez-vous urgent. Nous nous serrons la main. C'est probablement la dernière fois que je le vois. Avant que le tram ne démarre, je traverse pour rejoindre le trottoir. Je ne regarde pas la rame s'éloigner.
C'était mon professeur de grec à l'université.
jeudi 14 octobre 2010
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10 commentaires:
Quelle belle rencontre ! J'aurais bien aimé, j'y pense parfois, revoir comme toi ma prof de grec à la fac. C'était Jacqueline de Romilly sa dernière année avant d'aller au Collège de France je crois ! La dernière fois que je l'ai vue c'était dans un minuscule bureau dans les hauteurs de la Sorbonne, elle me faisait passer un oral de traduction, difficile mais à ma portée, et je m'étais lamentablement écroulée, une horreur ! Elle, plutôt sévère d'habitude, ne savait plus que faire, et moi je pleurais comme une Madeleine...Elle a 97, je l'ai revue récemment à la télé, ébouriffante ! Le grec ancien conserve bien ses amoureux !
Est-ce que tu lui as demandé Ούκ ελάβον πολίν, au moins ?
Homère personnifié ?
Lancelot quand tu dis que tu te sens tout bête quand on parle de J. Sutherland...tu veux que je te dise comment je me sens quand je lis ton post...tu peux pas imaginer! même pas en rêve, dis!!
Big Brother is watching me...
A travers mes commentaires chez les uns et les autres. Ciel.
Bah, puisqu'apparemment tu peux lire tous les caractères du 'post' en question, j'imagine que tout n'est pas perdu pour toi.
Alors, je peux continuer à faire de beaux rêves.
Bises :)
Karregwenn: Jacqueline de Romilly! Mazette! On ne se mouche pas du coude!
Non, bien sûr, mais à toi, Lancelot, je vais demander comment tu fais pour taper des lettres grecques ici! Peut-être te l('avais-je déjà demandé, mais j'ai oublié.)
Restons modeste, Upsilon. Et puis, celui-ci n'est pas aveugle, condition sine qua non pour être aède, selon mes élèves: vieux et aveugle!
Lancelot et Charlus: bon je vous laisse tout les deux. En partant, vus mettrez la clé sous le paillasson. :-)
εύκολος !Αυτός δεν είναι δύσκολος, εμένα επίσης ξέρω να τον κάνω !
Καλη νύχτα, Calyste!
Traduction, chère Karregwenn, à part "Bonne nuit", que j'ai compris? (Je n'ai pas trop envie de me replonger dans mon Bailly!)
serais je le seul barbare sur ce blog???
Traduction (assistée par ordinateur, j'avoue !) : facile ! Ça n'est pas difficile, même moi je sais faire."
Suffit d'aller sur Lexilogos, choisir grec ancien, traduction, et hop le tour est joué. Rigolo.
Je ne garantis pas l'excellence de la phrase...
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