Ils étaient déjà là à mon arrivée dans cette rue de New-York, il y a deux ans, presque jour pour jour. Je ne connaissais personne dans la mégapole et une fois mon travail terminé, je rentrais le plus souvent très vite, ne sachant que faire et où traîner dans cette ville qui faisait un peu peur au provincial que j'étais alors. Parfois je me couchais très vite, une fois avalé de quoi ne pas me réveiller la nuit avec la faim au ventre. Je ne dormais pas. Qui peut dormir tôt à New-York? J'écoutais le bruit des rues, des automobiles et des gens circulant en bas, allant, venant, comme les insectes d'une fourmilière éventrée par un pied maladroit ou hostile. Il s'élevait par intermittence au milieu de cette cacophonie assourdie un bruit plus net, immédiatement identifiable, comme la sirène d'une voiture de police, le cri d'un latino ou, curieusement, le miaulement rauque d'un chat amoureux. Parfois, quand il faisait trop chaud même nu sur les draps de mon lit, je me mettais à la fenêtre, je fumais une ou deux cigarettes, plus pour tuer le temps que par envie réelle. Il m'arrivait, rarement, d'adjoindre à l'âcreté de la fumée dans ma gorge celle d'un whisky bon marché acheté à l'angle de la rue. Et c'est un soir comme ceux-là que je les ai vus pour la première fois.
Bien vite, j'ai constaté que le rituel était quasiment invariable soir après soir. Lui entrait d'abord, s'asseyait sur le gros fauteuil vieux rose capitonné, le seul siège confortable de la pièce et dépliait son journal. Il n'en décollait les yeux qu'en toute fin de soirée, lorsqu'il se levait et quittait la pièce, sans doute pour aller dormir. Au début, je faisait attention, en les observant de ma fenêtre, exactement en face, à ne pas être repéré. Je ne voulais pas passer pour un voyeur malsain: ces deux là m'intriguaient, c'est tout. Je n'avais en tête aucune idée tordue, aucune image fantasmatique, au corps aucun désir à assouvir. D'ailleurs, en eussè-je élaboré que le tableau qu'ils offraient chaque soir m'aurait vite découragé.
Elle, me demandait plus d'efforts pour me cacher. Quand elle arrivait dans la pièce, elle tournait tout de suite sur sa gauche, vers le piano noir qui en occupait un mur. Mais elle jouait rarement: elle se contentait d'en relever le couvercle et de frôler les touches d'ivoire, comme si elle interprétait en sourdine un morceau qu'elle était seule à entendre. Parfois une petite réaction nerveuse la faisait appuyer plus intensément sur une touche et un son rapide et fragile en sortait, que j'arrivais quelquefois à entendre en tendant bien l'oreille. Ou peut-être n'ai-je toujours fait que me suggérer que je l'avais entendu.
Lui, alors, relevait imperceptiblement la tête, comme si un insecte l'avait piqué sur la nuque, mais jamais il ne se retournait vers elle. Elle posait alors la main sur sa cuisse et regardait dehors, par la fenêtre ouverte. C'est dans ces moments-là que je craignais qu'elle ne découvre ma présence, si près d'elle, de l'autre côté de la rue, par une silhouette plus sombre découpée sur le fond clair de ma chambre ou par un reflet sur la monture métallique de mes lunettes. Mais son regard restait fixe et vide, et, pendant quelques secondes, elle avait alors l'air égaré des désespérés.
Peu à peu, je pris goût à ces rendez-vous nocturnes. Il ne se passait jamais rien d'autre, la lecture d'un quotidien, le rêve d'un aria dans le silence du clavier, le froissement des pages du journal. Pourtant, pour rien au monde, je n'aurais voulu manquer un soir. Quand il me fallait rentrer plus tard, je me précipitais vers la fenêtre à peine la porte refermée et si, en face, la chambre était plongée dans le noir, j'en éprouvais une frustration intense qui me faisait taper du pied et jurer en crachant. Si au contraire, ils étaient encore là, j'aurais voulu leur dire merci de m'avoir attendu, leur sourire pour ce que je prenais déjà pour de la gentillesse à mon égard, alors que j'oubliais que nous restions, en réalité, de parfaits étrangers les uns pour les autres.
Paradoxalement,le plaisir venait aussi de ma position de supériorité. Eux ne connaissaient même pas mon existence alors que moi, au fil des soirées d'observation, j'apprenais une foule de petits détails sur leur vie, leur habitudes, leur façon d'être et de se tenir, et j'étais sûr d'être dans le vrai puisque, se croyant seuls et anonymes, ils n'avaient nul besoin de jouer une quelconque comédie aux yeux des autres. Ainsi, lui aimait-il les costumes sombres, au gilet ajusté dans le dos recouvert d'un empiècement satiné. La chemise était toujours blanche et la cravate en harmonie avec la rousseur de sa chevelure. Elle, portait souvent du rouge, des robes sans manches au col arrondi qui laissait voir la carnation laiteuse de son teint de brune.
Je ne les ai jamais vus se parler pendant l'heure, ou peu s'en faut, qu'ils passaient ensemble dans la pièce. Lui lisait son journal, de la première à la dernière page. Elle allumait parfois la lampe rouge au-dessus du piano et semblait vouloir se plonger dans la lecture d'un ouvrage, toujours le même, qu'elle apportait avec elle. Mais, chaque fois, très vite, elle le refermait et s'ennuyait à autre chose. Elle remettait en place une de ses mèches brunes qui s'était échappée de la queue de cheval sommaire qui tenait ses cheveux sur sa nuque. Elle s'absorbait dans la contemplation de la tablette vernie de la volumineuse table de bois qui tenait tout le centre de la pièce. Tout doucement, pour ne pas déranger l'homme, elle redressait l'équilibre d'un tableau derrière son fauteuil.
Je l'ai vue une fois s'approcher de la fenêtre, appuyer ses deux coudes sur le rebord et regarder à l'extérieur. Elle regardait en bas, tout en bas des vingt-deux étages qui la séparait du sol. Elle ne bougea plus pendant quelques minutes, puis, soudain, comme si elle avait senti un air froid lui glisser sur la peau, elle se mit à frissonner et, d'un pas d'automate, repartit s'asseoir sur le tabouret du piano.
Elle n'était pas belle. Sa grâce lui venait de sa fragilité et du lait de sa peau que toujours elle masquait, sur ses pommettes par un peu de fard à joues. Ses gestes simples, la façon de pencher le cou sur son épaule, de laisser retomber sa main inutile sur le rebord du clavier, révélaient ses origines modestes et profondément honnêtes. Lui au contraire avait belle allure. Toujours bien mis, même dans son intérieur, toujours bien peigné (pouvait-on, une seule seconde imaginer qu'elle lui passe la main dans les cheveux, dans un geste de tendre abandon, dans un appel à la sensualité?), il gardait, même penché en avant pour la lecture du quotidien, une sorte de froideur aristocratique qu'elle n'avait pas.
J'essayais aussi d'imaginer le reste de l'appartement, derrière la porte toujours refermée que je voyais en face de moi, la cuisine où je ne pouvais concevoir la présence de nourriture, comme si ces deux-là ne mangeaient jamais, la chambre surtout où chaque soir, après avoir quitté le salon, ils devaient se déshabiller l'un près de l'autre et se glisser dans un grand lit glacé. Je ne pouvais me résoudre à leur faire adopter des attitudes de séduction, encore moins des gestes d'amour physique. Tout au plus un baiser sur le front, toujours en silence. Et puis la lumière que l'on éteint, lui qui s'endort vite en repensant aux nouvelles du journal, elle qui reste immobile, à côté de lui qui lui tourne le dos, les yeux grand ouverts, retenant sans toujours y parvenir les soupirs qui encombrent sa gorge.
Alors, j'allais moi aussi me coucher, un peu moins seul.
(Inspiré d'un tableau d'Edward Hopper, Room in New York, 1932, Sheldon Memorial Art Gallery, University of Nebraska-Lincoln)
PS: c'est sans doute un de mes tableaux préférés de ce peintre.
dimanche 3 octobre 2010
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8 commentaires:
Wow !!! j'suis impressionné... serais-tu aussi inspiré avec un Mijo, Kandinski ou Klein ?
perso,chais pas pourquoi, je s'rais plutôt inspiré par Klein...
Ce texte m'a l'air familier, comme si je l'avais déjà lu ou plutôt entendu quelque part auparavant. Une drôle de sensation, ainsi qu'une tristesse. Pas très réjouissant tout ça, mais fort bien fait, bien entendu.
Je ne crois pas, Nicolas. En fait, Hopper me "parle" beaucoup.
Tu veux vraiment que je te dise pourquoi, Piergil!?
Tu ne peux pas savoir comme ta première phrase me fait plaisir, Cornus!
Moi aussi j'ai eu ce sentiment de familiarité. J'aime beaucoup cette évocation de ce qu'on ne peut imaginer des gens, précisément ici, la chère et la chair...
C'est assez vrai du reste et c'est bien ainsi;
J'aime le jeu consistant à lire d'abord, aller voir ensuite. Un plaisir à chaque fois en lisant ta note, je ne m'étais pas représenté la scène ainsi. Pas d'aussi près. Probablement parce que le regard extérieur du narrateur confère une distance n'existant pas dans le tableau...
L'amour d'une certaine Amérique. Il y a du Labro, en toi, mon Calyste. Dans certains de ses livres à lui aussi, transparait une affection pour ce pays-là. Un pays qui n'existe plus guère aujourd'hui.
Bien sûr, il faut lire : " blablabla... un plaisir à chaque fois." POINT. "En lisant ta note... blablabla"
Du Labro en moi! Mais c'est qu'il est adorable, le Lancelot. Je prends ça pour un compliment! Un pays qui n'existe plus guère aujourd'hui, j'en ai bien conscience, mais c'est ce pays que montre les peintures de Hopper et c'est effectivement celui que j'aime. Nostalgie, quand tu nous tiens!
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