jeudi 10 juin 2010

Soir d'été

S'il ne la connaissait pas bien, il aurait pensé qu'elle voulait l'exciter. Mais c'était plutôt la moiteur de la soirée, après cette journée d'orages, qui lui avait fait mettre cette tenue trop légère et d'un rose un peu vif pour sa chair diaphane. Elle n'était pas belle, jambes trop musclées pour une jeune femme, alors que ses épaules anguleuses semblaient étroites pour le reste de son corps, visage un peu sec et fermé, surtout lorsqu'elle réfléchissait comme à ce moment-là, les pieds un peu tournés vers l'intérieur, à l'inverse d'une danseuse. Rien d'aérien dans sa position, les bras appuyés sur le muret, le corps penché en arrière, prenant appui sur le bord des fesses. Elle n'était pas belle, elle était sensuelle, une plante bien nourrie de ces régions humides.

Qu'avait-il, lui, pour lui plaire? Elle l'avait rencontré au garage, quand elle avait apporté sa voiture pour un souci d'allumage. Elle savait qu'il n'était pas le patron. Il venait d'arriver d'un autre état. Il ne fuyait rien, il avait eu tout à coup le besoin de changer, d'aller ailleurs, où personne ne le connaissait. C'est le bas de son corps qu'il avait vu d'abord, ses pieds toujours dans les mêmes ballerines un peu éculées qu'elle portait ce soir. De sous la voiture qu'il réparait, il n'apercevait rien d'autre, à peine un peu de la cheville et le début de la cambrure du mollet. Du blanc légèrement veiné de bleu là où transparaissaient les vaisseaux sous la peau fine. Quand il était sorti de sous la carrosserie, elle l'avait regardé, d'un bref coup d'œil qui leur avait suffi à tous les deux.

Il ne faisait pas d'effort particulier pour s'habiller mieux quand il venait la voir. Il savait qu'elle n'aurait pas aimé ça. Alors, après la toilette, il enfilait simplement des vêtements propres, ces vêtements qu'il portait depuis là-bas et qui l'avaient suivi dans sa valise effondrée: les chaussures blanches légères qu'il mettait en dehors du travail, le pantalon rouille dont les poches aux genoux ne voulaient plus s'effacer et un maillot de coton, le bleu, un des deux qu'il possédait et qu'il lavait chaque soir pour en changer le lendemain. Il s'était repeigné aussi, après la douche, en vérifiant que son visage ne portait plus aucune trace de graisse ou de rouille. Ses cheveux, il les avait tirés en arrière en les mouillant pour que le vague mouvement qu'il était parvenu à leur donner tienne au moins la soirée.

Depuis un instant, ils ne parlaient plus. Lorsqu'il avait frappé à la porte, tout à l'heure, elle était sortie aussitôt comme si elle l'attendait et l'avait vu arriver derrière les deux rideaux un peu écartés. Elle avait alors allumé l'ampoule de la véranda, sans se soucier d'attirer les moustiques dont son corps semblait se moquer. Comme d'habitude, ils ne s'étaient pas touchés. Ils restaient un peu à l'écart et reprenaient chaque soir possession de l'autre avec les yeux. Parfois l'un des deux en frissonnait de désir parce que l'étreinte était trop forte. mais ils n'étaient jamais allés plus loin. Il sentait en elle comme une barrière qu'il ne pouvait encore franchir.

Ce soir, elle avait évoqué sa grand-mère, une yankee qui s'était exilée dans le sud pour l'amour de cet homme que la jeune femme n'avait jamais connue mais dont le portrait pendait encore à un mur du salon. Elle avait parlé de ses parents, morts dans un accident de voiture alors qu'elle atteignait à peine sa majorité et de sa volonté farouche, toujours réaffirmée, de conserver cette maison qui était tout ce qui lui restait. L'évocation de ses proches disparus l'avait sans doute rendue mélancolique et maintenant elle se taisait. Il aurait voulu la prendre dans ses bras, lui faire poser la tête sur son épaule, la serrer, lui dire qu'il était là, qu'il la protégerait, qu'elle ne serait plus jamais seule. Mais faire le moindre de ces gestes l'aurait irrémédiablement éloignée de lui. Il ne savait pas pourquoi mais il en était certain. Alors, il fixa son regard sur sa belle chevelure de rousse que la lumière imprégnait et sculptait, entendit les crapauds qui entamaient leur chant, tout près, à la lisière de la pelouse et vit rouler sur sa tempe, longeant l'oreille gauche, une fine perle de sueur qui vint mourir sur son épaule et la fit frissonner.

( D'après le tableau d'Edward Hopper, Summer Evening, 1947)

7 commentaires:

KarregWenn a dit…

Ah la parenthèse de fin m'a surprise, j'étais dans un film. Un joli film, ma foi, je veux bien regarder la suite...

Calyste a dit…

Alors, il faudra peindre un autre tableau, Dame K.

Cornus a dit…

Même surprise que Mme K. Bravo.

karagar a dit…

Surprise bien sûr et invite pour moi à regarder d'autres tableaux de ce peintre dont je ne connaissais que les phares de la région du cap Cod. Et je suis sous le charme...

D. Hasselmann a dit…

Chaque tableau d'Hopper - qui avait le même nom qu'un cinéaste américain parti "rider" ailleurs - est une histoire en soi si l'on sait l'interpréter ou l'imaginer avec finesse, comme ici.

Lancelot a dit…

Un jeu absolument génial. Et génialement joué, bien sûr.

Ca donne envie d'en suggérer d'autres.
De T'en suggérer d'autres, bien évidemment.

Calyste a dit…

Devant tant d'encouragements, je vois ce qu'il me reste à faire! Mais j'y avais un peu songé, en égrenant les pages du calendrier mural sur les œuvres de ce peintre qui se trouve tout près de mon bureau.