dimanche 24 novembre 2019

Hélène

Ce n'était pas une de mes amies proches. A la faculté, nous nous fréquentions par la force des choses, puisqu'elle suivait les mêmes cours que moi, au moins au début. Je la voyais aussi aux soirées que l'un ou l'autre (je devrais dire l'une ou l'autre puisque les filles étaient largement majoritaires) organisait mais elle me restait étrangère.

Dans mon souvenir, elle avait un visage dur et peu souriant. Petite et réservée, au moins avec moi. Je savais qu'elle pratiquait le piano mais elle n'en parlait que très rarement. Et puis un jour...

Il y avait, au premier étage du restaurant universitaire sur les quais du Rhône, restaurant que tout le monde appelait la MEC (et que je croyais être La Mecque, cherchant longtemps ce qui avait pu lui valoir cette dénomination, jusqu'à ce que l'on m'explique qu'il s'agissait de la Maison des Étudiants Catholiques), il y avait donc, au premier étage, une salle où l'on montait parfois après le déjeuner et où, sans que cela soit obligatoire, on prenait parfois un verre ou plus souvent un café. Il y régnait une bonne ambiance, principalement grâce au vieux piano où quelquefois s'installait un étudiant en mal de ragtime ou de retranscription de chansonnette à la mode.

Jamais elle n'avait joué, sans doute à cause d'une certaine timidité qui parfois la rendait un peu hargneuse. Mais ce jour-là, elle s'assit sur le tabouret et se mit à effleurer les touches. Qu'a-t-elle interprété alors ? Je ne m'en souviens pas. Du classique en tout cas et j'aime à penser aujourd'hui que c'était du Chopin. De l'endroit où je me trouvais, je voyais son visage, attentif, concentré mais détendu, heureux comme jamais je ne l'avais vu. Pendant que les autres continuaient leurs conversations, je ne la quittais pas des yeux. J'aimais Chopin et rêvais encore à cette époque d'apprendre le piano, ce qui jamais ne se fit malgré quelques tentatives avec Pierre.

Quand elle revint, je ne pus me retenir de lui dire : "Comme tu as de la chance de savoir faire ça ! Moi, je ne sais qu'aimer la musique". Elle dut rougir, comme elle rougissait facilement en toute circonstance, et me répondit : " Non, c'est toi qui as de la chance. Tu tires de la musique ce qu'elle possède de plus précieux : le plaisir. Moi, lorsque j'entends un air, quel qu'il soit, je vois des portées, des notes, des croches, des dièses, des bémols ... ". Et puis, elle s'était retournée vers les autres pour parler d'autre chose.

Sa réponse m'avait déçu et presque choqué : comment pouvait-on, connaissant la musique, en oublier ce qu'elle m'avait dit en être l'essence ? J'ai mis des années à comprendre ce que cette réponse comportait de tristesse, de mélancolie, peut-être aussi d'une certaine fierté. Il m'arrive d'éprouver la même devant certains textes littéraires aux ficelles trop voyantes.

Au mois de mars prochain, je vais sans doute la revoir, après plus de quarante ans. Elle n'avait pu se libérer l'an dernier à nos retrouvailles. Je ne sais si, quelque part, il y aura un piano..... J'aimerais revoir ce visage heureux malgré ce qu'elle m'avait dit.

5 commentaires:

Cornus a dit…

C'est incroyable cette histoire après tant d'années...

karagar a dit…

intéressante sa réponse...

Jérôme a dit…

J'aime toujours beaucoup comment tu racontes ces anecdotes, comment l'émotion et la curiosité naissent des images, du souvenir des sons. Nous recevons ces souvenirs avec toi.

Valérie de Haute Savoie a dit…

Mon frère qui était musicien, adorait jouer. Il n'aimait pas par contre, que l'on mette de la musique en fond sonore. Il aimait la musique entière, où l'on se pose pour écouter.

Calyste a dit…

Cornus : la vie offre beaucoup de surprises, surtout pour moi en ce moment.

Karagar : pas banale et pas prétentieuse, en tout cas.

Jérôme : merci beaucoup. Cela me fait d'autant plus plaisir que c'est ce genre de textes que je prends le plus plaisir à écrire.

Valérie : je suis un peu pareil. Quand j'écoute de la musique, j'écoute de la musique.