Celui-ci aurait dû venir en premier si l'on considère l'impact qu'il a eu sur ce que je suis devenu, sur l'homme que je suis.
A dix-sept ans, je finissais mes années de vie avec mes parents. J'étais mal dans ma peau et mal dans mon corps. Grand, maigre, je me montrais boulimique de sexe: rapidement, n'importe quoi, plusieurs fois par jour, pour m'enivrer et m'étourdir. Je croyais que le nombre impressionnant de mes rencontres parviendrait à me faire accepter mon homosexualité et à me faire considérer enfin comme normal les pulsions profondes qui étaient les miennes. Je me trompais mais ne le savais pas encore.
Je l'ai rencontré dans un lieu glauque de la drague stéphanoise. Il avait une quinzaine d'années de plus que moi et habitait Lyon. Nous nous vîmes deux ou trois fois, plus peut-être mais ce ne sont pas nos relations physiques qui m'ont à ce point marqué. plutôt ce qu'il m'a dit.
Il a vite compris (c'était quelqu'un qui savait écouter) que mes difficultés existentielles se focalisaient sur deux points principaux: d'une part l'impossibilité pour moi à l'époque de concilier sexualité et religion, et je ne suis pas sûr que cela aurait été plus facile si j'avais été hétérosexuel; d'autre part, les relations plus que tendues avec mon père.
A l'une de nos rencontres, il m'a cité une scène d'un roman de Christiane Rochefort. Peut-être m'a-t-il fait cadeau du livre de poche, je ne m'en souviens pas. Je crois qu'il s'agissait de Printemps au Parking. Un père qui n'a comme univers que sa télévision demande à son fils adolescent de se pousser, de dégager la vue du petit écran. Celui-ci s'en va, quitte sa famille, définitivement, sur cet élément déclencheur. Premier acte libre, choisi, assumé. Alors que j'aurais pu m'inscrire à l'université à St-Étienne, l'année suivante, j'étais à Lyon.
Il m'avait donné la force de partir, de quitter ma mère à qui j'avais peur de faire une peine immense (mais la mort de ma petit sœur masqua sans doute par son intensité atroce celle que je lui fis certainement), de venir dans la grande ville cannibale, d'y vivre seul, malheureux, désespéré mais libre et fier.
Je le revis une seule fois à Lyon. Il était souvent parti, partageant pour son travail son temps entre la France et la Réunion. Nous nous écrivions. Il a ainsi suivi mes premiers pas ici, de loin, sans jamais faire de commentaires, sans juger mes délires d'orgueilleux étudiant en lettres, qui se croit à la fois génial et persécuté. En fait, j'étais tellement malheureux que je sombrais peu à peu: sexe, alcool, pas de drogue car elle était moins fréquente à cette époque-là, mais j'aurais pu, rien ne m'arrêtait, je voulais tout connaître, tout expérimenter, certain que j'étais de mourir jeune.
Ce témoin me gênait: je savais qu'il s'était intéressé au jeune homme tourmenté qu'il avait rencontré à St-Étienne et qu'il ne le retrouvait plus dans l'espèce de petit adulte agressif que j'étais devenu. Notre dernière rencontre se fit sur les bas-ports du Rhône, là où les étudiants garaient gratuitement leur voiture et où déferlent aujourd'hui des hordes de touristes hollandais ou japonais prêts à s'embarquer pour une croisière sur le Rhône.
Je ne sais plus ce que je lui dis ce jour-là. Je ne garde que le souvenir de la honte que j'en avais éprouvé alors, tant j'avais été stupide et volontairement glacial. Je voulais renvoyer ce père de substitution, lui qui m'avait tant apporté, à ce qu'il était, à ce que je voulais qu'il redevienne: un étranger dont je n'acceptais plus l'influence ni les conseils. Je ne le revis jamais. Je crois que ce que je ressens encore aujourd'hui en évoquant ce moment, je peux l'appeler du remords.
Comment cet homme a-t-il fait pour ne pas répliquer, pour ne pas montrer sa peine, pour ne pas me renvoyer en plein visage ma bêtise et ma médiocrité? S'il est encore vivant aujourd'hui, il doit avoir plus de soixante-dix ans. Il m'avait appris l'indépendance de la pensée, même si j'ai ensuite mis des années à l'assumer, la liberté de jugement, à laquelle aujourd'hui je tiens plus qu'à tout. Quand cette liberté s'est retournée contre lui, il n'a rien fait pour éviter la tempête et ainsi préserver notre relation. A-t-il senti que son rôle devait s'en arrêter là? Il m'a laissé libre, en lâchant le dernier lien qui nous unissait. Il partait mais c'est à lui que revenait la victoire: il m'avait conduit exactement là où il voulait que je sois, à l'air libre.
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11 commentaires:
Je suis très émue par ce texte.Il m'arrive d'être étonnée lorsque surgit le souvenir de certaines personnes et que je mesure le bien qu'elles m' ont fait, dans des temps très anciens, et à des moments critiques. Cela peut être de longues conversations, ou juste un mot, ou une attitude.C'est troublant, et réconfortant de mesurer cette chance.
Et c'est vrai aussi que l'on n'est parfois pas très fier de la façon dont on a quitté ces personnes.
Pourquoi penses-tu à lui, là, juste en ce moment?
Je ne sais pas. J'y ai pensé il y a déjà quelques jours et j'avais envie d'en parler. Ce que je trouve étrange, c'est de ne pas l'avoir évoqué plus tôt, en particulier au début de ce blog ou l'an dernier, où je rangeais mes placards internes.
En fait, je pense à lui maintenant parce que je crois aujourd'hui être moi-même, débarrassé de la plupart des choses qui m'encombraient inutilement l'esprit, et qu'à mon avis, il aimerait me voir comme je suis devenu. Mais que c'est orgueilleux, ce que j'écris là...
Vous décrivez avec émotion et finesse un épisode marquant de votre vie et c'est courageux de votre part de nous faire ainsi, de manière littéraire et sincère, partager cette intimité.
J'ai eu exactement la même expérience que toi, mais en sens inverse. Il s'appelait Grégory, c'était sa fête hier...Curieux !
On doit être plusieurs dans ce cas.
Sans vouloir te faire de la peine, j'en souffre encore...
je suis moi aussi très ému par ce texte.
c'est presque comme ces confessions qu'on se fait au coin du feu avec un verre à la main. il est tard, et nos langues se délient dans des souvenirs acres de jeunesse, dont nous sommes peu fiers, mais qui s'absolvent en cet instant de tout jugement, et surtout de celui de notre confident.
Pour finir, ce jour-là, c'est surtout à toi-même que tu as fait du mal. Des décennies plus tard, je suis sûr et certain qu'il se souvient de toi sans aigreur aucune. Alors que tu as conservé une blessure en toi, que tu aurais pu éviter. C'était certainement quelqu'un de très intelligent.
On porte tous en nous ce style de souvenirs. Soit en positif, soit en négatif (ou 'en sens inverse' comme dit Petrus). Qu'on le veuille ou pas, notre altruisme (d'aujourd'hui ou d'hier) doit s'accomoder de notre cruauté (d'hier ou d'aujourd'hui). Savoir faire la part des choses, et en tirer les leçons, pour être le moins cruel possible, en progressant.
Surpris, je 'aurais jamais imaginé qu'á un quelconque moment de ta vie tu puisses Etre mal dans ta peau. Printemps au Parking, mon prof de franCais me l'a PrEté en quatrième. Ah, je crois que c'est le tout premier homme que j'ai aimé.
Se confier n'est pas courageux, Dominique, parfois juste un peu impudique.
Tu m'en avais parlé, Petrus, je me souviens.
Votre commentaire, Anonyme, est aussi très émouvant et me rappelle certains soirs de parole feutrée.
Pas de blessure conservée, Lancelot, plutôt un remords. Mais tu as raison: il devait être très intelligent.
Il faudra que je t'explique une ou deux choses, Kranzler, dans le creux de l'oreille.
As-tu remarqué que l'on tombe rarement amoureux de son prof de math?
Ben, que je sache, tu n'es pas mon prof de maths.........
Où nous mène la logique?!
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