Le soir, dans ma cuisine, j'écoute, en mangeant seul, l'émission de Kathleen Evin sur France Inter: L'Humeur vagabonde. Rendez-vous fidèle de la semaine quand je le peux. J'aime la voix de sa journaliste, j'aime son générique (Finding Beauty, de Craig Armstrong), j'aime la plupart des sujets qui y sont abordés et nombre de ses invités.
J'aime aussi la quitter, en cours de route et poursuivre seul ma réflexion sans attendre la fin de l'émission. Un peu comme un roman que l'on savoure et dont on n'a pas envie de connaître la fin (ça m'est arrivé une seule fois, avec Le Quatuor d'Alexandrie, de Lawrence Durrell). Moi aussi, j'aime laisser vagabonder mon humeur.
Ce soir, l'invité était Robert Guédiguian, pour la sortie demain de son film L'Armée du Crime, consacré à l'extermination du réseau Manouchian. Bon film ou pas, je n'en sais rien et là n'est pas mon propos. En écoutant Kathleen Evin parler des origines de Guédiguian, père arménien et mère allemande, membre du parti communiste, je me suis souvenu de l'une de mes premières années d'enseignement, exactement l'année où je suis entré dans le privé, 1979 donc (Tiens, il faudra que je pense à en arroser l'anniversaire!).
J'avais pu obtenir un demi poste de français et de "connaissance du monde" (il faudrait des pages pour expliquer ce que c'était. Disons que cela ressemblait à de l'histoire-géographie sans vraiment en être) dans un LEP tertiaire du centre ville de Lyon. J'avais à enseigner le français à des permières années de CAP et la CDM à des premières années de BEP. J'ai toujours préféré les CAP: c'étaient des élèves qui, en grosse majorité, venaient de sortir du circuit classique des études Collège/Lycée en fin de cinquième et devaient se préparer à exercer rapidement un métier.
Je me rappelle ces enfants, blessés mais fiers, cachant la honte sous la provocation, des élèves difficiles dont je dus inventer le chemin pour les amadouer. Lorsque, chaque année, le dialogue enfin s'instaurait (il fallait compter un à deux mois selon les classes), leurs mots étaient pour me dire qu'ils étaient nuls, qu'ils ne savaient rien faire et que de toutes façons... Je leur expliquais, de mon côté, la situation où ils se trouvaient: encore quelques mois assis derrière un bureau et ensuite c'était le grand saut dans le monde réel, celui où il faut travailler même pour une tête qui ne nous revient pas. Je leur disais aussi qu'ils ne seraient pas aider par leur faciès délictueux ni par leur nom du Maghreb ou d'un ailleurs aussi peu bienvenu. Je les choquais et c'était mon but: la plupart se mettaient alors au travail, pour eux, peut-être un peu aussi pour moi.
Cette année-là, la première, je me vois encore arriver, le jour de la rentrée, devant la classe où je devrais affronter la meute qui m'attendait en désordre près de la porte, me laissant à peine la place de passer dans le couloir étroit de cette vieille bâtisse. Une trentaine d'adolescents et moi, le dompteur. Étrangement, je n'avais pas peur. Je n'ai jamais eu peur de mes élèves. Peur de rater mon et surtout leur année, oui, peur que le contact ne s'établisse pas, oui. Mais peur d'eux, non, jamais.
Alors que j'allais ouvrir la porte, un maghrébin un peu plus gaillard que les autres s'approcha de moi. Nous avions approximativement la même taille mais il semblait plus grand grâce à la banane qu'il s'était gominée avec ses cheveux. Le reste était à l'avenant: jean serré et blouson de cuir large, petit cul et larges épaules. Allait-il falloir entrer en lice déjà dans ce couloir? Il me regarda un court instant et, d'un ton ferme mais pas agressif, me lança calmement: "Appelez-moi le King!".
Les autres (et peut-être lui-même) s'attendaient à une réaction négative de ma part. On allait bien rigoler. Ma réponse le fut effectivement, négative, mais pas du genre de celle qu'ils attendaient: " Je suis vraiment désolé mais ça ne va pas être possible!" La douceur de ma voix et le calme avec lequel je dis ces paroles en désarçonna plus, dont le principal intéressé qui retrouva un instant un visage d'enfant pour me demander: "Pourquoi?". Alors, je les regardai tous, avec un sourire tranquille et bienveillant, sans agressivité, sans ironie, sans moquerie et, dans le silence le plus total, je lançai la réplique qui me valut sans doute ma réputation de toute une année et de toutes les autres, quatre au total, que je passerais dans l'établissement: "Le King, ici, c'est moi!". Ils entrèrent calmement: ils m'avaient adopté.
Il n'en demeure pas moins qu'enseigner le français dans les classes de CAP n'était pas pour moi d'une évidence absolue. Je rappelle que j'avais fait des études universitaires de Langues Anciennes, Latin et Grec donc, et que ma dernière année dans le public avait consisté à enseigner les Humanités à des classes dociles de seconde et de première. Avec les CAP, la chanson était tout autre! Et c'est justement par la chanson que je réussis à leur inculquer quelques rudiments de langue (à défaut de son orthographe) et à leur donner unes ou deux clés pour aborder les textes écrits.
Un jour, sous les critiques de mes collègues qui jugeaient cette œuvre beaucoup trop difficile, je fis découvrir à ces lourdauds de CAP le poème d'Aragon: Strophes pour se souvenir (1955), consacré à l'Affiche Rouge. Le premier contact se fit d'ailleurs par la chanson de ce titre de Léo Ferré (1959). Je n'aurais pas pu mieux choisir. Je leur expliquai avec des mots simples ce qu'avait été cette guerre, que certains semblaient découvrir ce jour-là, ce qui avait motivé les mouvements de résistance, les différents courants de cette armée de libération de la France, les enjeux, les drames, l'horreur.
Ils acceptèrent, après avoir écouté la chanson, de lire le texte imprimé où je compris vite qu'ils retrouvaient une part de leur propre vie:
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants.
Ces noms difficiles, c'étaient les leurs, que tout le monde écorchait ou simplifiait constamment, ces visages hirsutes, menaçants, c'étaient les leurs, vus par une classe moyenne vieillissante et bien installée dans son confort ménager. On cherchait encore aujourd'hui cet effet de peur sur les passants, et par des moyens plus sophistiqués qu'une simple affiche.
Il fallut expliquer tous les mots, ils ne voulaient rien manquer, rien laisser dans l'ombre, et quand le poème en vint à parler d'amour, j'en vis certains baisser la tête et renifler discrètement.
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erevan
Personne autre qu'un enseignant ne peut comprendre la joie et l'émotion profondes qui nous saisit dans ces moments-là. Moments qui rachètent tout le reste et les journées de désespérance.
Alors que l'heure de cours s'était achevée et que, peu à peu, lentement pour une fois, la salle se vidait, le "King" vint à mon bureau. Il tourna un instant autour du pot et finit par me demander où il pourrait retrouver ces paroles, écrites et chantées, et d'autres documents sur cette terrible époque. Il était entré dans l'Histoire.
Il devait avoir quatorze ans quand il entendit parler pour la première fois de L'Affiche Rouge. Il a aujourd'hui, s'il est encore en vie, un peu plus de quarante ans. J'aimerais, bien humblement, que, s'il entend parler du film de Guédiguian et qu'il décide d'aller le voir, il se souvienne un instant, un court instant, de ce jeune professeur un peu timide mais résolu qui le mit sur cette piste-là.
mardi 15 septembre 2009
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5 commentaires:
Beau récit si plein de vécu et tout en sincérité.
Très beau billet, plein d'émotion. Il m'est réconfortant de voir que le métier de professeur abrite encore (et toujours) des passionnés !
Quant à l'émission dont vous parlez, moi aussi j'aime la voix de la présentatrice et j'adore le générique que je peux identifier grâce à vous maintenant, merci !
Très beau billet. Royal, en un mot.
Ces moment où l'on voit s'allumer une petite flamme dans l'esprit ce certains élèves "difficiles" sont rares et ont du mal à compenser un quotidien plus terne et éprouvant dans nos classes! Même si cette petite flamme ne s'allume pas, j'ai souvent remarqué que ces élèves issus de milieu "défavorisés" apprécient qu'on leur présente la "vraie" culture comme à ceux des classes des milieux culturellement favorisés au lieu de les amuser avec des textes de rap ou autres inepties sensées évoquer la sous culture "jeune". Il faut tenir le cap même dans la tempête...
J'étais aussi un fidèle de l'émission de Katleen Evin. Je regrette de ne pouvoir l'écouter en direct pour cause de changement de mes habitudes à l'heure de sa diffusion...
Merci à tous pour les compliments.
Mais il faut reconnaître aussi, Dominique, que le King (le petit) n'était pas trop Kong!
Je suis d'accord avec toi, Zeus, et heureux de ce que tu dis là. Je passe parfois pour un réac en exprimant la même opinion devant des collègues de français. Personnellement, je n'aurais jamais eu accès à la culture si certains de mes profs ne m'avaient hissé à leur niveau sans se préoccuper de rester au mien.
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