samedi 16 novembre 2013

Le Chant des sirènes

Un des épisodes les plus connus de l'Odyssée, c'est évidemment celui des Sirènes, ces monstres mi-femmes mi-oiseaux (et non pas poissons comme le Moyen-Age ou un des contes de notre enfance les représentent) qui, par leur musique et leur chant mélodieux, attiraient les matelots sur leurs rochers pour les dévorer ensuite. Ulysse, curieux de les entendre, ordonna à ses marins de se boucher les oreilles avec de la cire et de l'attacher solidement au mât de son bateau avec interdiction de le délier quoi qu'il dise ou fasse.

Mais que chantaient donc les sirènes pour posséder un tel pouvoir sur les humains ? Homère ne le dit pas. Que voulait savoir Ulysse que les autres ne pouvaient entendre qu'au risque de leur vie ? Pour ma part, je ne crois guère à la beauté extrême de leur chant comme explication de cette attirance irrépressible.

D'ailleurs, avant Ulysse, comme le raconte Apollonios de Rhodes dans les Argonautiques, Jason, parti en Colchide pour conquérir la fameuse Toison d'Or, avait demandé à Orphée, le poète mythique, de chanter accompagné de sa lyre afin de détourner ses marins du pouvoir des Sirènes, ce qu'il parvint à faire sauf pour l'un d'entre eux, Boutès, qui se jeta à l'eau pour les rejoindre. Ainsi, ces femmes-oiseaux n'en étaient pas, avec Ulysse, à leur premier échec.

Il fallait plutôt que ce qu'elles psalmodiaient touche l'homme au plus profond de lui-même, non pas à son cœur mais à son âme, ou plutôt à son inconscient, à ce qui, chez chacun, est enfoui et bridé. Ulysse, que, malgré son attachement à Pénélope, l'on peut qualifier d' "homme à femmes" (combien sont-elles dans l'Odyssée : Circé, Calypso, qui le garda sept ans, Nausicaa,... ? ), n'était sans doute pas homme à s'émouvoir aussi facilement devant tant de grâce, même si Homère le dépeint souvent gémissant et pleurant. Mais sur le rivage près de la grotte de Calypso, pourquoi pleure-t-il ? Est-ce de ne pouvoir quitter ces lieux pour rejoindre Ithaque ou de l'absence de désir qu'il éprouve maintenant face à la nymphe ?

Alors quoi ? La part inavouable de chacun d'entre nous, ce qui expliquerait qu'Ulysse, lorsqu'il accepte de l'entendre, prend bien garde à ce que ses compagnons n'en aient pas connaissance en les forçant à se boucher les oreilles. Ce qui expliquerait qu'Homère, pourtant ailleurs si prolixe n'en dise pas un mot pour garder intacte l'image de son héros. Je ne sais pas, mais je crois qu'il y a à fouiller de ce côté-là.

Kafka, en 1917, écrivit un texte revisitant ce mythe des sirènes : Le Silence des sirènes. Chez lui, les femmes-oiseaux décident de se taire à l'arrivée d'Ulysse, mettant tout leur pouvoir dans leur mutisme. Et c'est ce silence que le héros affrontera et vaincra. Il faudra que je me procure, si c'est encore possible, ce texte de Kafka. Il est censé préfigurer les thèses de Lacan sur la voix. Ce qui ne peut que m'intéresser.

6 commentaires:

CHROUM-BADABAN a dit…

Je pense que Henry Bauchau aurait aimer prendre connaissance de ce que tu écris sur les sirènes...
Que Homère se soit tu sur ce qu'avaient à dire les sirènes sur les hommes, je trouve ça très beau sur le plan narratif ; aujourd'hui aucun conteur ne saurait garder un silence, un secret...
Et ce silence gardé sur le chant des sirènes qui a sans doute permis à Kafka de broder un texte qui donne dans son titre un ton paradoxal, texte autour du "silence" des sirènes...
Je pense à une manière de décrire ce que peux parfois être le silence : un oxymoron, celui qui énonce : l'assourdissant silence...

CHROUM-BADABAN a dit…

L'ultrason par excellence ! Oubliais-je d'ajouter au sujet l'assourdissant silence !
Homère venait de découvrir les ultrasons !

karagar a dit…

C'est bien ce genre de texte. Et l'interprétation de Kafka intéressante... Mais il faut que tu m'expliques ce raccourci :Ulysse, que l'on peut qualifier d' "homme à femmes" , n'était sans doute pas homme à s'émouvoir aussi facilement devant tant de grâce, même si Homère le dépeint souvent gémissant et pleurant.

Cornus a dit…

Très intéressant et j'apprends des choses (je n'ai pas lu Homère non plus - et j'avoue que cela ne m'a toujours rebuté, peut-être à tort). J'avoue aussi avoir un peu buté sur le passage dont parle Karagar.

Calyste a dit…

Chroum : tu me rappelles un devoir au lycée où j'avais analysé les silences dans Andromaque de racine.

Karagar : Ulysse était un guerrier avant tout. Le chant ne devait pas être ce qui lui importait le plus.

karagar a dit…

Oui mais le rapport avec "homme à femmes"??????