Malgré tous mes efforts, je ne pus retrouver
le sommeil. Les confidences de Dorée m’avaient
troublé plus que je ne le pensais. Me revint en mémoire le jour où un
ami très proche eut son premier enfant.
J’étais, si cela se peut, encore plus bouleversé que lui. Une fois que se
terminèrent les embrassades et alors que la soirée battait son plein, je le
pris à part et je lui posai enfin la question qui ne cessait de me hanter
depuis l’annonce de la naissance : « Qu’est-ce que ça fait d’être
père ? » Il me regarda bizarrement puis m’attrapa par le coude et me
sourit : « Regarde ! » me répondit-il simplement en
retournant vers le salon. Il n’avait pas compris l’importance pour moi de sa
réponse. Je lui en voulus sur le moment mais que pouvait-il répondre d’autre,
ou alors une banalité que j’aurais tout aussi mal acceptée ?
Je n’ai, moi non plus, jamais eu d’enfants.
Longtemps, je n’en ai pas désiré et pensé à autre chose. Ma vie était gorgée de
plaisirs et je la brûlais joyeusement,
passant d’une relation à une autre comme le permettait alors la libération des mœurs
après le printemps de 68. Que de visages effeuillés, que de peaux caressées,
que de draps blancs froissés ! Je passais de l’un à l’autre, heureux de ma
liberté et des découvertes qu’elle m’apportait.
Quand j’atteignis l’âge que mon père avait quand
il mourut (il avait vingt-quatre ans, moi sept mois), je ressentis un étrange malaise : je découvris qu’il
était mort jeune, plus jeune que ne pouvaient me le faire deviner les photos de
l’époque, du noir et blanc un peu suranné où l’on prenait la pause et où l’on tâchait
d’avoir l’air sérieux dans ses habits du dimanche. Ainsi n’avait-il vécu que
cela ! J’avais l’impression de démarrer ma vie, lui l’avait finie au même
âge. Mais il avait eu un fils, moi. Et moi, je n’avais rien.
A quarante ans, je ressentis le même malaise,
moins profondément cependant. Mon grand-père avait disparu à cet âge-là. Et j’étais
toujours seul. Et toujours aussi infantile. Mon frère, moins âgé que moi, avait déjà un garçon et une fille. Ma sœur, elle,
prenait le même chemin que moi mais au moins avait-elle essayé de fonder une famille.
Elle n’avait pas eu de chance, c’est tout. Alors, je me consolais en prétextant
qu’avec mon métier d’enseignant, j’en avais des tas, d’enfants, même s’ils
changeaient tous les ans.
Mais la paternité resta pour moi un mystère.
Que ressentait-on en voyant naître ce petit bout de chair issu de sa semence ?
Quelles joies apportaient ce bébé gigotant et pleurant, ou bien souriant et
tendant les bras vers sa mère ? Comment pouvait-on se sentir assez adulte
pour bien faire son métier de père ? J’en étais tellement éloigné que le
fait que l’on me tende un bébé pour que je le tienne un instant me mettait
toujours mal à l’aise. Impression d’être impur et peur de le briser.
Aujourd’hui, il était trop tard. L’arbre de
vie s’arrêterait avec moi, le rameau stérile qui avait donné des fleurs mais
jamais de fruits. C’est à tout cela que je pensais cette nuit-là, dans le noir
de ma chambre où, peu à peu, les premières lueurs de l’aube s’infiltrèrent
entre les interstices du volet.
4 commentaires:
Le doute s'insinue sur le taux d'autobiographie qu'il y a là-dedans.
Sinon, pour ce qui me concerne, je ne me sens pas à l'aise non plus avec les bébés et les jeunes enfants. En revanche, je me moque un peu de ne pas donner moi-même une "suite", alors que beaucoup de pères (et de mères ?) considèrent cela comme important sinon essentiel. Et à ce titre, un enfant voulu et adopté a exactement la même importance à mes yeux. Que dire des tonnes de parents qui sont les géniteurs de la huitième merveille du monde ; des gamins souvent infects d'ailleurs.
Cornus : ton doute est bien placé. Ce texte demandera éventuellement à être retravaillé, afin de l'étoffer et de le rendre plus "littéraire". Pour l'instant, j'écris comme cela me vient, sans réfléchir.
Voila bien des pensées qui ne m'ont jamais traversé.
Forcément, un/des enfant(s), j'aurais pu (enfin, j'imagine) en avoir, et je pense que beaucoup de gens qui me connaissent se trompent sur la raison à ce que je (nous) n'en ai (avons) pas eu(s).
Jamais je ne l'ai regretté et les seules raisons qui pourraient me le faire regretter un jour ne seraient que purement égoïstes.
Karagar : mais je suis d'accord avec toi quand tu parles d'égoïsme.
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