Je sentis qu’elle était prête à m’en dire davantage. Son visage
exprimait une grande douleur qui le vieillissait de plusieurs années tant ses
traits s’étaient soudain durcis. Une seule fois en trois jours, j’avais vu ce
masque sur elle, mais aujourd’hui, elle ne faisait rien pour me le cacher. Malheureusement,
la serveuse qui avait vu que nous avions fini nos lasagnes s’avança pour nous
proposer un dessert ou un café. Lorsque nous eûmes commandé deux expresso, le
moment était passé.
Je n’eus pas l’audace de la relancer sur le sujet. D’ailleurs
elle-même détourna la conversation sur tout autre chose, en me montrant une
passante dont l’accoutrement avait de quoi surprendre. Malgré un âge avancé,
elle portait une jupe très courte, faite de voilages de longueur différente et
une sorte de veste à brandebourgs tout
droit sortie d’un magasin d’accessoires
de théâtre. Elle ne semblait pas jouir de toute sa raison, impression confirmée
par le petit chapeau ridicule qu’elle avait épinglé sur sa chevelure grisonnante
et qui se terminait par une sorte de queue en point d’interrogation, un peu
comme autrefois en arborait une le professeur Nimbus.
J’eus à peine le temps d’immortaliser la scène en prenant
cet énergumène en photo, de dos comme j’ai déjà expliqué que j’ai l’habitude de
le faire. Le sourire était revenu sur le visage de Dorée et, lorsqu’elle me
regarda à nouveau, il exprimait même une sorte de tendresse à mon égard. Cette
femme me surprenait de plus en plus par la faculté qu’elle avait de changer
aussi vite d’expression.
- Vous savez, me dit-elle, j’ai senti dès que je vous ai vu,
il y a quelques jours, que je pouvais vous faire confiance. Vous méritez sans
doute quelques explications sur mon attitude qui doit vous paraître un peu
bizarre. Mais je ne veux pas vous gâcher davantage votre journée. Je vais
régler l’addition et puis nous rentrerons. A moins que vous n’ayez l’intention de
voir autre chose ?
Visiblement, elle attendait que je lui propose une autre
visite. Il n’était pas tard et nous avions grandement le temps. Je comprenais
qu’elle n’avait pas envie de retrouver Tom trop tôt et, de mon côté, je ne me
voyais pas passer le reste de l’après-midi au gîte. Que pouvions-nous visiter
près de Pise ? En regardant la carte le matin même, j’avais noté que
Livourne n’était pas très loin. Je ne connaissais pas ce port et le guide que
je consultai en buvant mon café n’en faisait pas un site à ne manquer sous
aucun prétexte. C’est pourtant là que je lui proposai d’aller.
Elle accepta immédiatement, ravie de mon idée, comme elle
aurait été ravie de n’importe quelle autre. J’étais moi-même assez content que
ce moment de relative intimité se poursuive un peu plus longtemps. J’apprenais peu à peu à la connaître et je
bouillais d’en savoir davantage car je sentais que cette femme cachait sous son
sourire un secret qu’elle avait envie de partager.
Effectivement, la ville de Livourne n’a rien de bien
exceptionnel. Nous faillîmes même rebrousser chemin devant la difficulté de se
garer. Finalement, dans une des ruelles près du vieux port, je parvins tant
bien que mal à me stationner et nous enfilâmes la rue principale, une rue aux
arcades commerçantes comme à Turin mais que des travaux importants défiguraient
cet été-là. Nous avions eu sur la route une menace d’orage mais maintenant le
soleil était réapparu et il faisait une chaleur accablante.
Nous ne restâmes pas longtemps devant le monument des Quatre
Maures car le bord de mer n’offrait aucune fraîcheur supplémentaire et nous
préférâmes regagner les arcades où nous nous installâmes à une terrasse de café à l’ombre
pour nous désaltérer. Nous aurions pu reprendre notre inspection des passants
mais le cœur n’y était plus et, visiblement, les piétons de Livourne n’offraient
rien d’affriolant. Nous gardâmes un long moment le silence en sirotant notre
boisson gazeuse. Ce mutisme aurait pu devenir gênant. Pourtant, je me sentais
bien et Dorée paraissait également apprécier notre état léthargique.
Et puis, sans que rien ne l’annonce, elle se mit à parler.
3 commentaires:
Belle évocation de personnes qui se côtoient dans le mutisme, sans qu'il y ait gêne.
Tiens, cela me rappelle quelqu'un, le caractère enjoué en moins. C'est terrible, les gens qui ne disent jamais rien de personnel ou qui au mieux, annoncent des choses énigmatiques.
karagar : merci
Cornus : mais elle va parler, dès que je lui donnerai la parole...
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