mercredi 8 octobre 2014

Fiction (16)



Je n’aime pas plus Pise que je n’aime Florence. Seuls sont à mon goût le Campo Santo, le cimetière monumental qui barre un des côtés de l’esplanade et les sinopies, ces esquisses sur une première couche de mortier des dessins qui deviendront ensuite des fresques et qui sont actuellement présentées dans le musée en face au Campo Santo. Le reste me paraît gâteau de meringue prétentieux et la tour penchée m’exaspère ainsi que tous ceux, innombrables, qui se font photographier devant en mimant le geste de la soutenir.

Alors pourquoi y revenais-je ? Je tenais à vérifier que mon goût n’avait pas changé après toutes ces années. En musique, mes affinités avaient évolué : Mozart en est venu à me fatiguer alors que les Lieder de Schubert ou les opéras de Wagner retiennent davantage mon attention. Mais en architecture, je n’avais pas varié : mes préférences allaient toujours au roman et à un certain moderne. 

Aussi fus-je assez amusé de voir une Dorée transformée en petite fille qui découvre, le soir de Noël, les cadeaux au pied du sapin. Son enthousiasme devant chaque monument de l’esplanade faisait tellement plaisir à voir que je consentis à les visiter tous, malgré mes réticences premières et le flot de touristes qui s’y pressaient. Elle eut d’ailleurs, en fin de parcours, la bonne de grâce de m’avouer que, de tous, c’était sans doute le Campo Santo qu’elle avait préféré.

Dans le baptistaire, un groupe d’espagnols se comportait comme s’ils étaient sur un champ de foire, à s’apostropher d’un côté à l’autre de la galerie supérieure, à rire aux éclats, à gesticuler comme s’ils venaient de contracter la danse de Saint-Guy. La surveillante dut elle-même intervenir pour les calmer et ils sortirent alors immédiatement, tout offusqués qu’on ait pu ainsi les stigmatiser. 

Nous déambulâmes aussi dans le Dôme, converti à la haute saison en agora où tout le monde se pressait, la plupart parce qu’il fallait être là et sans porter une véritable attention aux chefs-d’œuvre qu’il renferme. Décidément, me disais-je avec une singulière amertume, un grand nombre d’églises italiennes, Saint-Pierre de Rome comprise, étaient devenues en quelques années des lieux de promenade à la mode d’où toute idée de recueillement était exclue.

La foule était telle qu’à un moment, je perdis Dorée. Je la retrouvai un instant plus tard, après avoir joué des coudes pour me faufiler, devant le pilier gauche à l’entrée du chœur. Je la reconnus de loin à sa chevelure flamboyante. Elle me tournait le dos et semblait extrêmement concentrée. Quelle était donc l’œuvre d’art qui attirait ainsi son attention ? Lorsque je fus tout près d’elle, je m’aperçus qu’il s’agissait d’un tableau représentant une Vierge à l’enfant. 

Désireux de la mieux renseigner, j’ouvris mon guide et m’apprêtai à lui dire que l’auteur de cette peinture était Antonio Sogliani, peintre que, pour ma part, je ne connaissais pas lorsqu’elle se retourna brusquement. Et ce que je vis me rendit muet : le visage de Dorée était inondé de larmes. Tout à son émotion, elle ne prenait même pas la peine, au milieu de cette foule bigarrée, de tenter de les essuyer ou de les arrêter. Rarement j’avais vu une telle émotion. 

Lorsqu’elle m’aperçut, elle fit un effort pour se reprendre et me sourit en reniflant.

- C’est si beau ! 

J’approuvai pour lui faire plaisir, bien que je connusse beaucoup d’autres œuvres bien davantage susceptibles de me tirer des larmes, comme La Tempête de Giorgione ou le Christ mort de Mantegna, sans parler du Retable d’Issenheim en France. Elle parut heureuse de mon approbation et se mit à avancer dans le chœur. Je craignais égoïstement de la voir réitérer sa crise de larmes devant d’autres représentations bibliques car je me sentais un peu ridicule à ses côtés au milieu de cette foule dont certains ne pourraient manquer de la remarquer, mais il n’en fut rien.

Bientôt, elle me demanda de sortir, prétextant trop de monde et une certaine claustrophobie. Lorsque nous nous retrouvâmes sur le parvis, elle avait repris son air enjoué et me proposa de tenir sa promesse de m‘inviter à manger. Elle avait repéré, en venant sur l‘esplanade, un petit restaurant qui lui avait paru sympathique. Je n’eus pas la mauvaise grâce de refuser son invitation.

5 commentaires:

plumequivole a dit…

Ah, voilà que Mme Dorée prend soudain de "l'épaisseur". Belle surprise.

Calyste a dit…

Plume : et ce n'est pas fini !

karagar a dit…

oui, elle nous étonne cette femme... et l'occasion d'une petite balade picturale

Cornus a dit…

Il ne m'est encore jamais arrivé d'être ému aux larmes de cette façon devant une œuvre picturale, sculptée ou architecturale. L'émotion dans ce cas se manifeste d'autres façons (formes d'excitation, de gourmandise...) et des fois rien, ce qui ne veut rien dire non plus.

Calyste a dit…

karagar : je l'ai prise peu à peu en affection. Ce qui n'était pas mon intention au départ.

Cornus : moi, ça m'est arrivé quelquefois mais plus discrètement que Dorée.