dimanche 12 octobre 2014

Fiction (18)



Je sentis qu’elle était prête à m’en dire davantage. Son visage exprimait une grande douleur qui le vieillissait de plusieurs années tant ses traits s’étaient soudain durcis. Une seule fois en trois jours, j’avais vu ce masque sur elle, mais aujourd’hui, elle ne faisait rien pour me le cacher. Malheureusement, la serveuse qui avait vu que nous avions fini nos lasagnes s’avança pour nous proposer un dessert ou un café. Lorsque nous eûmes commandé deux expresso, le moment était passé. 

Je n’eus pas l’audace de la relancer sur le sujet. D’ailleurs elle-même détourna la conversation sur tout autre chose, en me montrant une passante dont l’accoutrement avait de quoi surprendre. Malgré un âge avancé, elle portait une jupe très courte, faite de voilages de longueur différente et une sorte de veste à brandebourgs tout droit sortie  d’un magasin d’accessoires de théâtre. Elle ne semblait pas jouir de toute sa raison, impression confirmée par le petit chapeau ridicule qu’elle avait épinglé sur sa chevelure grisonnante et qui se terminait par une sorte de queue en point d’interrogation, un peu comme autrefois en arborait une le professeur Nimbus.

J’eus à peine le temps d’immortaliser la scène en prenant cet énergumène en photo, de dos comme j’ai déjà expliqué que j’ai l’habitude de le faire. Le sourire était revenu sur le visage de Dorée et, lorsqu’elle me regarda à nouveau, il exprimait même une sorte de tendresse à mon égard. Cette femme me surprenait de plus en plus par la faculté qu’elle avait de changer aussi vite d’expression.

- Vous savez, me dit-elle, j’ai senti dès que je vous ai vu, il y a quelques jours, que je pouvais vous faire confiance. Vous méritez sans doute quelques explications sur mon attitude qui doit vous paraître un peu bizarre. Mais je ne veux pas vous gâcher davantage votre journée. Je vais régler l’addition et puis nous rentrerons. A moins que vous n’ayez l’intention de voir autre chose ?

Visiblement, elle attendait que je lui propose une autre visite. Il n’était pas tard et nous avions grandement le temps. Je comprenais qu’elle n’avait pas envie de retrouver Tom trop tôt et, de mon côté, je ne me voyais pas passer le reste de l’après-midi au gîte. Que pouvions-nous visiter près de Pise ? En regardant la carte le matin même, j’avais noté que Livourne n’était pas très loin. Je ne connaissais pas ce port et le guide que je consultai en buvant mon café n’en faisait pas un site à ne manquer sous aucun prétexte. C’est pourtant là que je lui proposai d’aller.

Elle accepta immédiatement, ravie de mon idée, comme elle aurait été ravie de n’importe quelle autre. J’étais moi-même assez content que ce moment de relative intimité se poursuive un peu plus longtemps.  J’apprenais peu à peu à la connaître et je bouillais d’en savoir davantage car je sentais que cette femme cachait sous son sourire un secret qu’elle avait envie de partager.

Effectivement, la ville de Livourne n’a rien de bien exceptionnel. Nous faillîmes même rebrousser chemin devant la difficulté de se garer. Finalement, dans une des ruelles près du vieux port, je parvins tant bien que mal à me stationner et nous enfilâmes la rue principale, une rue aux arcades commerçantes comme à Turin mais que des travaux importants défiguraient cet été-là. Nous avions eu sur la route une menace d’orage mais maintenant le soleil était réapparu et il faisait une chaleur accablante. 

Nous ne restâmes pas longtemps devant le monument des Quatre Maures car le bord de mer n’offrait aucune fraîcheur supplémentaire et nous préférâmes regagner les arcades où nous nous installâmes à une terrasse de café à l’ombre pour nous désaltérer. Nous aurions pu reprendre notre inspection des passants mais le cœur n’y était plus et, visiblement, les piétons de Livourne n’offraient rien d’affriolant. Nous gardâmes un long moment le silence en sirotant notre boisson gazeuse. Ce mutisme aurait pu devenir gênant. Pourtant, je me sentais bien et Dorée paraissait également apprécier notre état léthargique. 

Et puis, sans que rien ne l’annonce, elle se mit à parler.

3 commentaires:

karagar a dit…

Belle évocation de personnes qui se côtoient dans le mutisme, sans qu'il y ait gêne.

Cornus a dit…

Tiens, cela me rappelle quelqu'un, le caractère enjoué en moins. C'est terrible, les gens qui ne disent jamais rien de personnel ou qui au mieux, annoncent des choses énigmatiques.

Calyste a dit…

karagar : merci

Cornus : mais elle va parler, dès que je lui donnerai la parole...